« Quand un pape en vient à reconnaître en toute clarté que physiquement, psychiquement et
spirituellement il ne peut plus assumer la charge de son ministère, alors il a le droit et, selon les circonstances, le devoir de se retirer ». Ainsi Benoît XVI répondait-il à
son interlocuteur dans le livre d’entretiens, Lumière du monde, en 2010. Cette phrase, passée à l’époque inaperçue, était pourtant l’indice d’une
évolution significative. Prise au sérieux, elle permettait d’anticiper sur la décision prise le 11 février 2013.
Benoît XVI aura ainsi bouleversé l’organisation de l’Eglise catholique et plus profondément, la
compréhension de la nature de la charge pontificale.
On reviendra ici sur quelques traits marquants de ce bref pontificat.
Les spécificités de nouveau pontificat
Le pontificat de Benoît XVI est d’emblée marqué par une double originalité, de natures différentes.
L’une concerne la vie de l’Eglise, l’autre fait appel à l’histoire contemporaine.
Tout d’abord, le pape est le dernier pape à avoir connu et participé à un événement majeur de
l’histoire du catholicisme au 20ième siècle : le concile Vatican II qui s’est réuni en sessions annuelles de 1962 à 1965 à Rome et qui a contribué à socialiser et à faire émerger
toute une génération d’hommes d’Eglise. Cette caractéristique cèle plusieurs aspects. Elle confère à Benoît XVI une légitimité particulière ; en même temps, avec son pontificat, les
discussions sur le legs de Vatican II connaissent leur dernier éclat. A sa mort, et avec celle des hommes de sa génération, Küng par exemple, les textes conciliaires entreront dans l’histoire
comme un héritage définitif et ne seront plus soumis aux aléas d’une discussion entre témoins.
Seconde spécificité : Benoît XVI est le premier pape, depuis un siècle, qui ne doit pas affronter
doctrinalement et politiquement la doctrine communiste et un Etat éponyme, l’URSS. Tout le long du 20ième siècle, le catholicisme a été pris dans de ce que l’historien Emile Poulat a
appelé le débat triangulaire : catholicisme, libéralisme et communisme. Le communisme, par son son projet philosophique et politique global d’organisation de la vie en société et entre
Etats, a constitué à la fois une utopie et un absolu dont la disparition rend de nouveau possible le pluralisme des appartenances dans maintes sociétés. La disparition de l’URSS et du communisme
prive le catholicisme de la figure principale de l’adversaire. De même que les Etats occidentaux, Etats Unis en tête, ont eu à reconfigurer leur politique étrangère et de défense en se demandant
qui est l’ennemi, et le dernier sommet de l’OTAN n’y a pas fait exception, de même le Saint-Siège doit-il reconfigurer son positionnement géopolitique mondial en faisant face non plus à un Etat,
mais à une philosophie politique et à un régime, la démocratie libérale, qui repose sur le pluralisme des opinions et sur le fait majoritaire.
Troisième particularité : le cardinal Ratzinger représente l’une des figures de l’intellectuel
catholique dont la plausibilité est mise à mal depuis plusieurs décennies : né en 1927, ordonné prêtre en 1951, issu du catholicisme bavarois, le pape Benoît XVI est théologien, spécialiste
de dogmatique, expert reconnu de Saint Augustin et de Saint Bonaventure.
Cet homme d’étude enseigne la théologie fondamentale et la dogmatique à l’Ecole supérieure de
Freising, avant d’être nommé au concile Vatican II comme « consulteur théologique » où son expertise porte sur ce qu’il considère comme
central dans la vie de l’Eglise : la liturgie. Après avoir enseigné de 1966 à 1969 à la faculté de théologie de l’université E. Karl de Tübingen, il est nommé titulaire de la chaire de
dogmatique et d’histoire des dogmes à l’université de Ratisbonne en 1969. Quelques années plus tard, il participe à la fondation de la revue théologique Communio (1972) et en mars 1977
Paul VI le nomme archevêque de Munich et Freising. Il est promu cardinal la même année, lors du dernier consistoire de Paul VI.
Si de nombreux média ont proposé à l’envi la figure du pape intellectuel pour caractériser Benoît XVI,
il convient de mieux en préciser les contours et de revenir plutôt sur ce qui le caractérise comme théologien : spécialiste des Pères de l’Eglise, ayant fait sa thèse sur « la théologie
de l’histoire chez Saint Bonaventure ». Ces deux aspects sont importants : le rapport de Ratzinger à l’histoire contemporaine se fait par le truchement d’une théologie et donc d’une
philosophie de l’histoire qui intègre le temps long ; par sa structure intellectuelle interne, elle intègre comme noyau dur de l’histoire les temps fondateurs de l’Eglise catholique. Enfin,
son rapport personnel à l’histoire passe par un dialogue intérieur, une interprétation par le prisme de cette théologie de l’histoire, telle qu’a pu l’enseigner l’un des théologiens allemands qui
l’a le plus marqué, Romano Guardini, auteur de plusieurs ouvrages sur Saint François et sur la prière plus précisément. Benoît XVI est l’homme des « consideratio » de Saint
Bernard, le « temps de l’examen intérieur ».
Benoît XVI est donc un « savant », et non pas un « politique ». Cette distinction
webérienne explique le positionnement du nouveau souverain pontife et certaines de ses erreurs reconnues. Ainsi de son discours à Ratisbonne le 12 septembre 2006 : « j’avais conçu et
tenu ce discours comme un texte strictement académique, sans être conscient que la lecture que l’on ferait d’un discours pontifical n’est pas académique mais politique. Une fois qu’il a été passé
au crible politique, on ne s’est plus intéressé aux finesses de la trame, on a arraché un texte à son contexte et on en a fait un objet politique qu’il n’était pas en soi »
.
Dernière spécificité : privé de l’adversaire communiste, le catholicisme se trouve désormais
confronté à la mondialisation, à une extension sans précédent du capitalisme, tandis que les deux vagues de démocratisation qui ont suivi la chute du mur de Berlin obligent de nouveau les
responsables catholiques à s’interroger sur la place du religieux au sein de régimes acceptant le pluralisme éthique et politique. Or, historiquement, l’Eglise catholique entretient une relation
difficile avec la pensée libérale. Il y a deux siècles, en 1864 exactement, un document resté célèbre, le Syllabus, condamnait déjà les dérives de la pensée libérale et luttait contre la
liberté de conscience, la séparation de l’Eglise et de l’Etat, les droits de l’homme. L’acclimatation du catholicisme au libéralisme politique fut longue et non homogène à la surface du
globe.
L’ensemble de ces débats traverse l’histoire de l’Eglise au 20ième siècle. Et d’une
certaine manière, on peut estimer qu’à l’orée du 21ième siècle, la « question libérale » constitue l’un des principaux défis auquel l’actuel pontificat est confronté.
Trois aspects peuvent être ici distingués suivant les sphères d’activités concernée par l’approche
libérale.
Dans le domaine moral, la critique de Benoît XVI porte sur ce qui est perçu comme risque de relativisme. Recevant en septembre 2010 les évêques brésiliens de la région Nord-Est, Benoît XVI a
précisé les défis posés à l’Eglise brésilienne, en brossant un constat qui dépasse le et contexte brésilien. Tout comme il le fera quelques mois plus tard dans son livre d’entretiens, le pape
dénonce « la croissante influence négative du relativisme intellectuel et moral dans la vie des personnes » (dans son livre, le pape use d’une expression forte : la
« dictature du relativisme »), relativisme qui constitue selon lui le problème central que la foi chrétienne doit affronter désormais. Le relativisme est prioritairement une
question philosophique et religieuse, et qui a trait à l’attitude que la conscience contemporaine, quelle que soit l’opinion professée, rencontre par rapport à la vérité.
Benoît XVI se bat contre le relativisme sur deux fronts :
- Le relativisme dans le domaine religieux, qui conduirait à estimer qu’il n’existe pas une voie unique pour le Salut (cf. Domine Jesus) et que les différentes religions peuvent
être mises sur un pied d’égalité : d’où les critiques à l’encontre d’une certaine présentation du dialogue interreligieux qui, de facto, semble placer les dignitaires religieux sur le
même piédestal ou qui semblerait indiquer qu’aucune religion n'entretiendrait un rapport de valeur absolue de vérité. Or il est important pour le christianisme, et
plus spécifiquement pour le catholicisme, de se présenter comme « religio vera », comme religion vraie. Benoît XVI, dans son livre d’entretiens, insiste ainsi beaucoup sur la
« primauté d’honneur », qu’anglicans et orthodoxes seraient prêts à lui accorder.
- Le relativisme dans le domaine moral, face auquel deux recours apparaissent : d’une part le recours intellectuel au « droit naturel » ; d’autre part, la présentation
d’un front uni des religions contre les dérives constatées. L’œcuménisme prend ici une tournure nouvelle, enrôlé dans une lutte inédite. Ainsi Benoît XVI expliquait-il aux évêques
brésiliens : « Le grand domaine commun de collaboration [entre chrétiens] devrait être la défense des valeurs morales fondamentales, transmises par la tradition biblique, contre leur
destruction dans une culture relativiste et de consommation ; ainsi que la foi en Dieu créateur et en Jésus Christ, son Fils incarné».
L’inflexion du nouveau pape est plus nette vis-à-vis de la démocratie libérale. L’actuel pontificat de
Benoît XVI se situe ici dans la continuité de l’action et de la réflexion du cardinal Ratzinger à la tête de la Congrégation pour la doctrine de la foi. La pensée du cardinal allemand se laisse
particulièment bien appréhender dans la « Note doctrinale concernant certaines questions sur l’engagement et le comportement des catholiques dans la vie politique » publiée le 16
janvier 2003. Ce document prenait place dans un contexte plus ancien lié aux parutions de Veritatis Splendor (1993), Evangelium Vitae (1995), Fides et Ratio (2000) et enfin
la Déclaration Domine Jesus (2000), documents qui tous tentaient de spécifier la singularité de l’approche catholique et d’extirper les données de la foi de tout risque de relativisme et
donc de tout libéralisme religieux et philosophique, en rappelant l’existence d’un ordre moral objectif accessible par la raison – thème dont on connaît désormais l’importance pour l’actuel
souverain pontife. La Note doctrinale sur la politique s’appuie sur une philosophie politique qui pose l’existence d’un bien public commun, à savoir « la défense et la promotion de
réalités telles que l’ordre public et la paix, la liberté et l’égalité, le respect de la vie humaine et de l’environnement », que la politique a précisément pour objet de promouvoir.
Si la Note pose un regard positif sur la démocratie, il s’agit néanmoins d’un soutien
conditionnel, qui repose sur l’indexation du régime démocratique au respect de l’ordre moral objectif, donc de la « loi naturelle » qui vise le « bien intégral de la
personne » (n°4).
La Note propose également, et c’est inédit dans l’enseignement social catholique, une relecture
du fonctionnement politique démocratique : le fait majoritaire et donc le processus de production législatif, est sévèrement critiqué, ainsi que les conséquences des législations sur les
comportements. Attitude libertaire, individualisme sont ainsi perçus comme étant à la fois sources et conséquences d’attitudes politiques dissociées de la recherche du bien commun et c’est donc
un jugement de « décadence sociale » qui est posé et auquel les catholiques ont le devoir moral de résister et de s’opposer - « les catholiques ont le droit et le devoir d’intervenir pour rappeler le sens le plus profond de la vie et des responsabilités qui incombent à tous en cette matière. Dans
la droite ligne de l’enseignement constant de l’Église, Jean-Paul II a maintes fois répété que ceux qui sont engagés directement dans les instances législatives ont « une obligation précise
de s’opposer » à toute loi qui s’avère un attentat contre la vie humaine » -
Sont ici concernés l’avortement et l’euthanasie, les droits de l’embryon humain, la politique
familiale, l’éducation, la liberté religieuse, la paix. Conscient du rapport de force numérique, l’auteur de la Note met donc en exergue une culture catholique minoritaire (Benoît XVI, 7
ans plus tard, se prononce dans son livre pour un « christianisme de choix »), force de résistance dans un monde en déclin.
Quelles conséquences pour
l’avenir ?
La décision de Benoît XVI marque l’entrée de l’Eglise catholique dans la modernité politique :
elle signifie la fin de la particularité gouvernementale de la Cure. Si le prochain pape n’aura pas de mandat, en revanche, il aura une mission qui peut définie, circonscrite dans le
temps.
Sa démission est également une façon de juger plus largement l’inadéquation entre la fonction
pontificale et la gouvernance de l’Eglise : un monde d’hommes, et pour les cardinaux, d’homme dont la moyenne d’âge est très élevée au regard des normes internationales.
Le départ de Benoît XVI a également un impact sur la manière dont beaucoup considèrent le ministère
pétrinien. Elle banalise la fonction et d’une certaine manière la fragilise tout en la modernisant. Ce faisant, Benoît XVI introduit une rupture
majeure dans le catholicisme contemporain, tout comme JeanXXIII le fit en convoquant un concile.