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politique vaticane

« De l’hégémonie au « régime de tolérance » dans les relations islamo-chrétiennes : les enjeux du déplacement du pape à Bahreïn »

27 Octobre 2022, 20:43pm

Publié par francois-mabille.over-blog.fr

Note pour l'Observatoire de géopolitique des religions – IRIS- CIRAD FIUC

https://www.iris-france.org/wp-content/uploads/2022/10/Octobre-2022_ObsGeopoReligieux.pdf

27 octobre 2022

En se rendant à Bahreïn, le pape confirme ce qui apparaît déjà comme un axe fort de son pontificat, à savoir le dialogue islamo-catholique. Ce n’est en effet pas la première fois que le chef de l’Eglise catholique se rend dans un pays musulman et depuis 2013, année de son élection, il a également multiplié les rencontres avec les responsables religieux musulmans, sunnites comme chiites. Cette politique du pape s’inscrit dans une double continuité : sur le moyen terme, dans le sillage d’une politique interreligieuse ouverte par le concile Vatican II (1962-1965) qui reconnaît les autres religions dont l’islam et légitime le dialogue avec elles ; sur le court terme, Jean-Paul II, puis Benoît XVI ont chacun dans leur style, et dans des configurations historiques différentes, donné des inflexions à cette nouvelle approche à l’égard de l’islam. L’actuel souverain pontife imprime également sa touche personnelle, en privilégiant à la fois des contacts personnels et rapprochés entre responsables religieux catholiques et musulmans, mais aussi par la signature de documents. Le dialogue islamo-catholique est désormais intégré dans un jeu régulier de relations inscrivant ses participants dans une promotion et un appel à la liberté de religion, dans un processus qui n’est pas sans rappeler celui d’Helsinki. Historiquement, le Saint-Siège sera passé en plus d’un siècle d’une attitude hégémonique à l’égard des autres religions à un régime de tolérance, la notion de régime étant ici empruntée à S. Krasner.

On rappellera ici brièvement quelques-uns des traits les plus marquants de cette évolution.

 

  1. De l’hégémonie au dialogue

Le 28 octobre 1965, Paul VI et les pères du Concile Vatican II signaient Nostra Aetate, c’est-à-dire la Déclaration sur les relations de l’Eglise avec les religions non chrétiennes. Dans ce texte, ils invitaient chrétiens et musulmans à « s’efforcer sincèrement à la compréhension mutuelle, ainsi qu’à protéger et à promouvoir ensemble, pour tous les hommes, la justice sociale, les valeurs morales, la paix et la liberté ». Le document, première prise de position officielle de l’Eglise à l’égard de l’islam après 13 siècles de cohabitation difficile voire conflictuelle, apparaît comme une charte majeure pour le dialogue des catholiques avec l’islam, à compléter notamment par la Déclaration sur la liberté religieuse Dignitatis Humanae et le Décret sur l’activité missionnaire de l’Église Ad Gentes. Il manifeste une reconnaissance inédite de ces religions : « l’Eglise catholique ne rejette rien de ce qui est vrai et saint dans ces religions. Elle considère avec un respect sincère ces manières d’agir et de vivre, ces règles et ces doctrines qui, quoiqu’elles diffèrent en beaucoup de points de ce qu’elle-même tient et propose, cependant apportent souvent un rayon de la vérité qui illumine tous les hommes ».

On mesure ici l’évolution avec une attitude antérieure discriminatoire à l’égard des autres religions, qu’une formule comme « « Hors de l’Église pas de salut » a pu symboliser, même dans ses variations historiques.[1]. Dans une lecture politiste, cette approche catholique peut être référée à une attitude hégémonique. Le catholicisme, adossé à des Etats européens plus riches et plus puissants que d’autres structures politiques dans le monde et s’appuyant sur ceux-ci pour son extension dans le monde, bénéficie d’une concentration de moyens matériels et immatériels (économie du savoir), dispose et de soutiens pour imposer un discours dominant dans la distribution des biens du salut, et de la stabilité d’un ordre international qui lui est favorable. L’autoreprésentation du Saint-Siège à la tête de la chrétienté, bien qu’affaiblie par les guerres de religions et l’émergence des Lumières, demeure chez les souverains pontifes celle d’une institution ayant le monopole de la vérité, délégitimant les autres confessions chrétiennes comme schismatiques, condamnant le judaïsme – il faut attendre le concile Vatican II pour que soit bannie la désignation des Juifs comme « peuple déicide » et voyant en l’islam un « ensemble d’erreurs » et en Mahomet un « imposteur », comme le souligne Michel Younes dans une étude érudite : « Extérieur à l’islam, l’Occident chrétien, à son tour, a repris et renforcé ce regard négatif d’opposition. Culturellement, le christianisme latin s’est construit à distance du substrat oriental. Doctrinalement, il est devenu farouchement anti-arien. Les confrontations de type militaire entre le VIIIe et le XIe siècles pour faire face aux conquêtes venant du Sud de l’Europe ont ancré, de part et d’autre, un rejet respectif et durable. Malgré les avis divergents et les rencontres exceptionnelles, l’approche chrétienne de l’islam est restée tributaire d’une méfiance mutuelle. C’est pourtant au cœur de cet Occident qu’une nouvelle phase s’annonce. Après la période apologétique, l’orientalisme qui est né au XVIIe siècle avec des chaires au Collège royal sur le syriaque et l’arabe5, a laissé apparaître une phase que l’on pourrait qualifier « islamologique ». Malgré un contexte colonial et un passé conflictuel, émerge l’intérêt pour l’islam comme un fait, une donnée de l’histoire, l’islam en lui-même. Un intérêt habité toutefois, jusqu’au milieu du XXe siècle, par le souci missiologique, dans le sens d’une volonté de convertir les musulmans. L’effort de connaître l’islam n’a pas évacué complètement une missiologie qui reste marquée par des idées développées depuis l’époque médiévale, décrivant les dogmes de l’islam comme un ensemble « d’erreurs » diffusées par un « imposteur », Muḥammad considéré comme un « faux » prophète »[2].

« L’Empire » des papes ne se pense pas dans une communauté de destin avec les autres religions, mais dans une logique de conversion de ces dernières. La Première Guerre mondiale qui signe le déclassement des Etats européens, l’émergence d’un monde bipolaire après 1945, la création de l’ONU et particulièrement la naissance de l’UNESCO qui symbolise la reconnaissance du respect de la diversité des cultures dans un monde également marqué par la décolonisation, mettent à mal l’ecclésiocentrisme dominateur de Rome. Et c’est avec cette posture hégémonique que le concile Vatican II rompt au moins formellement, ce qui se traduit dans un premier temps par la création d’un ensemble de structures : en 1964 est institué un Conseil Pontifical pour le Dialogue Interreligieux et dans un contexte de « détente interreligieuse »[3], les relations plus spécifiquement islamo-chrétiennes s’épanouissent notamment dans l’organisation de colloques publics, régulièrement tenus à partir des années 70[4] et, à partir de l’impulsion donnée par le centralisme que favorise l’institution romaine, que ce soit au niveau national ou au niveau européen, les initiatives fleurissent. Ainsi en France, comme dans d’autres pays, la Conférence épiscopale met en place en 1973 un Secrétariat pour la rencontre avec les musulmans, lequel devint ensuite un Service des Relations avec l’Islam. La revue Islamochristiana, est publiée annuellement à partir de 1975 par l’Institut Pontifical d’Etudes Arabes et d’Islamologie (PISAI) et devient rapidement une revue de référence. En 1977 est fondé le Groupe de Recherche Islamo-Chrétien (GRIC), en 1989 l’Association pour le Dialogue Islamo-Chrétien (ADIC) devenue en 1995 l’Association pour le Dialogue International Islamo-Chrétien et les Rencontres Interreligieuses, puis vient en 1992 l’émergence du Groupe d’Amitié Islamo-Chrétienne. Au niveau européen, se saisissent du sujet le Groupe de recherches islamo-chrétien (GRIC) (depuis 1977), les Journées d’Arras (depuis 1981), le comité Islam en Europe, créé en 1987 par le Conseil des Conférences Épiscopales d’Europe (CCEE) et la Conférence des Églises Européennes (KEK).

Surtout, ce maillage s’articule à celui créé par le Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux évoqué précédemment, qui structure durablement ses relations avec des acteurs du monde musulman. La majorité de ses rencontres sont organisées avec des partenaires arabes du Moyen Orient : avec la World Islamic Society de Lybie depuis 1976, avec l‘International Islam Forum for Dialogue d’Arabie Saoudite depuis 1995, avec le Comité permanent de l’université Al-Azhar du Caire depuis 1985, avec le Royal Institute for Interfaith Studies de Jordanie, depuis 1999 ; enfin, avec le Doha International Center for Dialogue, depuis 2006. Le titre d’un des ouvrages du jésuite belge Jacques Dupuis (1923-2005), paru en 2002, montre bien la perspective ouverte durant cette période : La rencontre du Christianisme et des autres religions. De l’affrontement au dialogue. Mais un autre théologien, le dominicain français Claude Geffré, en précisa les limites, estimant que la déclaration Nostra ætate proposait « une certaine éthique du dialogue avec les autres religions », mais qu’« elle ne fournissait pas un fondement théologique qui justifie clairement le dialogue encouragé par l'Église ».[5]

  1. Dialogue théologique et dimensions politiques

Ce contexte postconciliaire, bercé par un certain optimisme, devra composer avec les évolutions respectives des acteurs concernés, la baisse d’influence spectaculaire du catholicisme d’un côté, l’évolution de l’islam en Europe (implantation de communautés musulmanes et européanisation de l’islam), et bien sûr, l’émergence des islams politiques et, en fin de compte, d’un terrorisme se revendiquant de l’islam et venant nourrir l’islamophobie. Deux événements vont contribuer à en modifier les trajectoires de réception.

Assise 1986

C’est dans le contexte précédemment évoqué que l’initiative du Rassemblement d’Assise prise par Jean-Paul II voit le jour, et marque une première inflexion sensible : la question du lien entre religions et paix, religions et tolérance, celle de la liberté religieuse, commencent à supplanter l’approche théologique et spirituelle qui nourrissait le travail des précurseurs des relations entre catholiques et musulmans et soutenaient la dynamique engagée depuis Vatican II. Pour le dire de manière quelque peu schématique, chez ce pape très géopolitique que fut le pontife polonais, le registre politique du dialogue islamo-chrétien commence à contrebalancer le registre théologique, tout au moins vient-il le nuancer : le 27 octobre 1986, 3 ans après la crise des euromissiles, alors que la guerre froide est encore une réalité tangible, à l’initiative de Jean-Paul II initiateur d’une géopolitique religieuse qui l’a amené notamment en Turquie en 1979, au Maroc en 1985, et à visiter la synagogue de Rome le 13 avril 1986, ce sont en effet 150 responsables religieux  représentant une douzaine de religions (bouddhistes, hindous, jaïnistes, musulmans, shintoïstes, juifs, amérindiens, animistes, sikhs, zoroastriens, bahaïs) qui se rassemblent à Assise, en Italie, pour une « Journée mondiale de prière pour la paix » dans un contexte d’« année internationale de la paix » proclamée par les Nations unies, alors que le monde était encore séparé en deux blocs. L’idée est alors de souligner la responsabilité spécifique des religions pour un monde en paix, et par ricochet, à traiter également de la paix entre les religions. De cet événement, la cardinal Etchegaray, président du Conseil pontifical Justice et Paix, dira : « Assise a fait faire un bond en avant extraordinaire de l'Eglise vers les religions non chrétiennes, qui nous paraissaient jusque-là vivre dans une autre planète. La rencontre, voire le choc des religions, est sans doute un des plus grands défis de notre époque, plus grand encore que celui de l'athéisme ».

 

Ratisbonne, 2006

10 ans plus tard, surgit la polémique de Ratisbonne[6]. Le 12 septembre 2006, à l’université de Ratisbonne en Allemagne, le discours du pape Benoît XVI sur le rapport entre raison et foi, qui intègre une réflexion sur les rapports entre religion et violence, et au sein de laquelle l’islam n’est abordé que dans trois paragraphes, provoque en effet une polémique mondiale notamment dans les pays musulmans. Au-delà des violences enregistrées, c’est le processus qui s’engage qui est intéressant à souligner.

Un mois plus tard, le 13 octobre 2006, 38 leaders et intellectuels musulmans puis un peu plus tard 138 chercheurs universitaires, hommes de religion et intellectuels musulmans, adressent une lettre au pape et à d’autres chefs religieux chrétiens, pour notifier leur mécontentement. S’ensuit une rencontre interreligieuse en juillet 2008[7], qui réunit chrétiens, bouddhistes, hindous à l’invitation du roi d’Arabie Saoudite, à Madrid. La Déclaration finale commune permet aux participants de partager quelques convictions théologiques communes, de refuser l’idée d’un clash des civilisations notamment, même si aucune référence à la liberté religieuse n'apparaît.

Surtout, en novembre 2008, est organisé au Vatican le Forum catholique-musulman[8] avec 24 participants de chaque côté, outre 6 observateurs chrétiens et 6 musulmans. Le thème était porteur de nouveauté : « Amour de Dieu, amour du prochain dans le christianisme et dans l’islam » et la rencontre s’achève par un communiqué commun affirmant entre autres l’égale dignité de l’homme et de la femme, la possibilité de pratiquer sa religion en privé et en public, le respect dû aux symboles et aux pratiques propres à toutes religions
et enfin la condamnation de l’utilisation de la religion pour justifier le fondamentalisme ou le terrorisme[9]. Ce qu’il est désormais convenu d’appeler la « Lettre des 138 » (lettre signée désormais par plus de 250 personnalités musulmanes) a ainsi généré une nouvelle dynamique dans le dialogue islamo-chrétien, dialogue qui se stabilise selon le cardinal Tauran (1943-2018),  président du conseil pontifical pour le dialogue inter-religieux
de 2007 à 2018, autour de 4 modalités[10] : ce qu’il nomme un : dialogue de la vie (relations humaines spontanées), un dialogue des œuvres (collaborations au bien commun, volontariat), un dialogue théologique (entre spécialistes) et enfin, un dialogue des spiritualités. Tel est l’héritage légué par Benoît XVI au pape actuel.


[1] Cf Hors de l’Église pas de salut Histoire d’une formule et problèmes d’interprétations, maître – ouvrage du théologien Bernard Sesboüé.

[2] Younes, Michel. Les approches chrétiennes de l'Islam. Paris : Editions du Cerf, 2020. Version numérique, pp.6/7

[3] Cette institution était loin d’être isolée et s’inscrivait plutôt dans un ensemble de créations, qui devaient être promises à un bel avenir. Chez les protestants, en effet, le Conseil Œcuménique des Eglises mit sur pied un Office pour les Relations Interreligieuses. Sous l’impulsion des instances de l’ONU, naquit la Conférence Mondiale des Religions pour la Paix (CMRP), qui tint ses premières séances à Kyoto en 1970, à Louvain en 1974, à New-York en 1979. Voir la Note parue à l‘Observatoire de géopolitique des religions, IRIS : https://www.iris-france.org/wp-content/uploads/2022/09/Septembre_2022_ObsGeopoReligieux.pdf.

[4] A Cordoue en 1974, à Tunis en 1974, à Tripoli en 1976, encore Cordoue en 1977, à Al-Azhar en 1978.

[9] Sur la polémique de Ratisbonne, voir notamment l’article de Maurice Borrmans « Où va le dialogue islamo-chrétien » ? : https://www.cairn.info/revue-etudes-2009-2-page-209.htm

 

 
  1. Vers un « régime de tolérance » ?

Sans méconnaître les discussions théologiques au sujet du dialogue islamo-chrétien, on ne situera pas ici l’analyse des relations islamo-chrétiennes, ou islamo-catholiques dans une perspective historico-théologique. Dans le droit fil de ce qui précède, on se limitera aux aspects politiques et géopolitiques du travail poursuivi par le Saint-Siège et le pape François depuis 2013. La thèse soutenue ici est que l’on assiste, depuis le début de ce pontificat, à une mutation importante dans l’ordre des relations entre le catholicisme et l’islam, mutation ayant un impact sur la scène internationale et donc à observer de près par les Etats. Cette mutation correspond à un processus de coexistence assumée entre religions, une « normalisation » et une « pacification » de leurs relations ordonnées autour d’un ensemble de principes, de règles et de représentations partagées à la fois les concernant mais aussi touchant à ce qu’elles considèrent relever de leur mission dans les sociétés au sein desquelles elles évoluent : cet ensemble sera désormais désigné comme un « régime de tolérance ».

A côté des questions traditionnelles traitées par le dialogue islamo-chrétien, déjà élargi par l’approche de Jean-Paul II (de la rencontre d’Assise à sa condamnation de la guerre nord-américaine contre l’Irak) se sont ajoutées le sort des minorités chrétiennes notamment en pays musulmans et la question de la citoyenneté, la situation des chrétiens du Proche-Orient symbolisé par la guerre en Syrie, les progressions du terrorisme international, les défis posés par l’islamisme radical. Progressivement, il nous semble que le dialogue islamo-chrétien tend à se fondre dans un ensemble plus large et finalement prioritaire, qui porte sur la paix entre les religions, et donc sur la question de la tolérance et de la liberté religieuse. C’est dans cette perspective que l’on associera ici les voyages pontificaux, les rencontres avec des dignitaires religieux musulmans, l’attention portée à des documents signés, pour mettre en exergue l’émergence, autour de la politique du Saint-Siège mais aussi d’acteurs musulmans (Emirats Arabes Unis par exemple), d’un ensemble de principes, normes et règles concernant la tolérance religieuse par des acteurs de natures et de légitimités différentes (acteurs étatiques, organisations religieuses, leaders religieux), trois caractéristiques de ce que le politologue néo-réaliste américain Krasner désignait comme « régime »[11] et qui nous permettent d’évoquer la lente mise en place d’un « régime de tolérance » entre acteurs étatiques et religieux (on ne traitera pas du pendant onusien de cette politique). Pour rappel, selon Zoungni, « la théorie des régimes postule que la nature anarchique du système international incite les États à institutionnaliser leurs rapports avec leurs homologues dans certains domaines d’intérêts communs. Ainsi, l’édification d’un régime leur permet de coopérer par l’entremise d’un cadre régulé et d’atteindre des objectifs autrement inaccessibles dans un environnement anarchique. Les régimes peuvent alors être considérés comme le résultat de calculs utilitaires de la part d’acteurs étatiques rationnels et de conjonctures particulières. Logiquement, on comprend que lorsque des États ont des intérêts convergents, la coopération s’avère plus profitable que la confrontation, car les coûts de l’autarcie s’avèrent trop élevés par rapport aux bénéfices possibles de la coopération Stephen Krasner définit un régime comme un ensemble de « principes, normes, règles et procédures de prise de décision implicites ou explicites, autour desquels les attentes des acteurs convergent dans un domaine donné des relations internationales »[12].

Ce que la politique du Saint-Siège, dans la cadre de nouvelles relations établies avec des acteurs étatiques et / ou religieux musulmans vise est bien d’institutionnaliser ses rapports avec ses homologues, ici acteurs étatiques musulmans et autorités musulmanes sunnites et chiites, en estimant que la coopération est effectivement plus profitable que la confrontation pour l’ensemble des acteurs du système international. Ce que le chef de la curie romaine, cardinal Parolin expliquait ainsi à l’Assemblée générale de l’ONU en 2014 : « Quelles sont alors les voies qui s’ouvrent à nous ? Tout d’abord, il y a la voie de la promotion du dialogue et de la compréhension entre les cultures qui est déjà contenue de façon implicite dans le préambule et dans l’article un de la Charte des Nations unies. Cette voie doit devenir un objectif toujours plus explicite de la communauté internationale et des gouvernements si nous voulons réellement nous engager en vue de la paix dans le monde. Dans le même temps, nous devons rappeler que le rôle des organisations internationales ou des États n’est pas d’inventer la culture, et qu’il n’est pas non plus possible de le faire. De même, il ne revient pas aux gouvernements de se proclamer les porte-paroles des cultures, ni d’être les acteurs responsables au premier plan du dialogue interreligieux et culturel. La croissance naturelle et l’enrichissement de la culture est, en effet, le fruit de toutes les composantes de la société civile qui œuvrent ensemble. Les organisations internationales et les États ont en revanche le devoir de promouvoir et de soutenir, de façon décisive et avec les moyens financiers nécessaires, ces initiatives et mouvements qui promeuvent le dialogue et la compréhension entre les cultures, les religions et les peuples. La paix, après tout, n’est pas le fruit d’un équilibre de pouvoirs, mais surtout le résultat de la justice à tous les niveaux et, par-dessus tout, de la responsabilité commune des personnes, institutions civiles et gouvernements. En effet, cela signifie se comprendre mutuellement et apprécier la culture et la situation de l’autre. Cela comporte également de se préoccuper les uns des autres »[13]

Globalement, disons que ce régime de tolérance s’ordonne autour de trois idées majeures, portant sur le rôle à jouer par les religions au sein des sociétés, sur un constat identique concernant le critère d’une religiosité authentique et sur des perspectives communes d’action pour la paix, autant que critères que l’on retrouve traités dans les différents déplacements pontificaux.

Régime de tolérance et déplacements pontificaux

Dès 2013, dans son premier discours devant les diplomates accrédités auprès du Saint-Siège, le pape insiste sur le dialogue avec l’islam et sur le rôle des religions dans la vie publique en général et dans la construction de la paix en particulier : « Dans ce travail, précise-t-il, le rôle de la religion est fondamental. Il est impossible de construire des ponts entre les peuples en oubliant Dieu ». « Mais l'inverse est aussi vrai : il est impossible d'établir de vrais liens avec Dieu en ignorant les autres peuples. Aussi est-il important d'intensifier le dialogue avec les diverses religions, et je pense en particulier au dialogue avec l'islam ». En septembre 2014, lorsqu’il se rend en Albanie (60% des Albanais sont musulmans), premier déplacement dans un pays européen en dehors de l’Italie, le souverain pontife érige le pays en modèle de cohabitation entre confessions religieuses et précise : « Que personne ne prenne prétexte de la religion pour accomplir ses propres actions contraires à la dignité de l’homme et à ses droits fondamentaux, en premier lieu celui à la vie et à la liberté religieuse de tous », aux côtés du chef de l’Etat albanais Bujar Nishani, lui-même musulman.

Se déplaçant un an plus tard en Turquie, le pape rencontre le président turc et le président du Diyanet, mais on retiendra surtout qu’en 2015, se rendant au PISAI[14] à l’occasion du 50ième anniversaire de l’institut, le pape demande que tous les dirigeants religieux, politiques, intellectuels musulmans condamnent « clairement » et sans ambiguïté le terrorisme islamiste, réitérant ainsi une demande déjà formulée lors de son déplacement en Turquie.

En juin 2015, son voyage en Bosnie-Herzégovine est l’occasion de répéter la démonstration faite à Tirana, et 20 ans après la fin du conflit, de présenter Sarajevo comme ville symbole du multiculturalisme. Alors qu’il dépeint le contexte international comme « une espèce de troisième guerre mondiale livrée par morceaux », le pape souhaite intensifier le dialogue inter-religieux, « condition indispensable pour la paix, et pour cette raison [...] un devoir pour tous les croyants. Sur un continent et dans un contexte différents, quelques mois plus tard, se rendant au Kenya, en Ouganda et en République centrafricaine, Bergoglio lance de nouveau un appel au dialogue entre chrétiens et musulmans.

Dans l’ensemble des rencontres à Rome et des déplacements (à ceux déjà mentionnés s’ajoutent notamment le Maroc en 2019, le Kazakhstan en septembre), on retiendra plus particulièrement en 2016 les rencontres entre le pape François et le grand imam d'Al-Azhar au Vatican, son déplacement aux Emirats arabes Unis en 2019 puis en Irak en 2021.

En février 2019, le pape se rend aux Emirats Arabes Unis. Ce déplacement est important, non pas seulement pour la diplomatie religieuse mais plus globalement pour l’ensemble des sociétés soumises à des tensions liées aux identités religieuses. Il s’inscrit dans le cadre d’une évolution positive des relations entre des responsables musulmans et le Saint-Siège. Ce dernier entretient des relations diplomatiques avec les EAU depuis mai 2007 ; si les EAU ne respectent pas les différents déclarations et conventions internationales qui entendent régir la liberté religieuse, en revanche ils font montre d’une relative tolérance à l’égard des minorités religieuses qui peuvent pratiquer, dans des conditions précises et restreintes, leur culte. Le voyage du pape est l’aboutissement d’un long travail diplomatique, initié sous Benoît XVI, lequel avait également lancé, on l’a mentionné, un processus de dialogue islamo-catholique. Dans ce contexte, le déplacement a présenté trois enjeux majeurs.

La place des minorités religieuses : en janvier 2016, les EAU ont organisé conjointement avec le roi Mohammed VI (Maroc et EAU sont de tradition malékite) une rencontre internationale sur les « droits des minorités religieuses dans le monde islamique », visant à revisiter la question. Une seconde réunion s’est tenue au Caire en 2017, organisée alors par l’université égyptienne d’Al-Azhar dont le grand imam, Ahmed Al-Tayeb, a été reçu deux fois à Rome par le pape. Le Conseil des sages musulmans, créé en 2014 par A. Al-Tayeb, participait à cette rencontre et c’est ce même Conseil qui accueillera ce 4 février le pape aux EAU. Le grand imam d’Al-Azhar recevra le pape aux EAU dans le cadre d’une rencontre sur la « fraternité humaine ». Rappelons enfin qu’en septembre 2017, le secrétaire général de la Ligue islamique mondiale avait été reçu par le pape, à Rome. On retrouve donc ici une double caractéristique de la diplomatie pontificale : une insistance sur les relations bilatérales, d’Etat à Etat, qui vise à promouvoir la liberté religieuse pour les catholiques (liberté de nomination des évêques, liberté de culte notamment : rappelons que les chrétiens constituent le groupe religieux le plus discriminé dans le monde avec, selon l’ONG Portes Ouvertes, près de 4035 tués en 2017), et une articulation avec des enjeux plus globaux : ici la liberté religieuse, au sens des normes internationales.

Le rôle du dialogue interreligieux : dans la perspective du pape, le dialogue inter-religieux, ou les relations inter-religieuses ont une portée plus large que celle qui concerne les seuls acteurs religieux. Ces relations s’inscrivent dans le « service » que l’Eglise catholique peut rendre au sein des différentes sociétés où elle est présente. L’Eglise catholique se veut médiatrice entre les Etats et leurs acteurs religieux, estimant concourir à un régime de tolérance et une pacification des sociétés en arrimant l’ensemble des acteurs religieux à un dialogue pragmatique.

La lutte contre l’instrumentalisation politique du religieux : dernier aspect de l’approche proposée par Bergoglio : le refus d’une instrumentalisation politique du religieux. D’où un refus systématique d’assimiler l’islamisme à l’islam et même de parler de « violence religieuse », voyant dans cette dialectique du substantif et du qualificatif une relation antinomique.

C’est de février 2016 que date la première rencontre entre le pape François et le grand imam d'Al-Azhar au Vatican. Cette rencontre survenait après une dizaine d'années de relations tendues entre les deux institutions du fait de propos controversés de Benoit XVI sur l'islam à Ratisbonne. Trois ans plus tard, en 2019, lors de son voyage aux Émirats, le pape signe avec le cheikh Ahmad el Taïeb, grand imam de la mosquée et de l’université égyptienne d’Al Azhar, un document sur la « fraternité humaine ». Cette année 2019 est celle où les franciscains ont célébré le huitième centenaire de la rencontre de Damiette entre le Sultan ayyoubide al-Malik al-Kāmil et François d’Assise, et le pape François a souhaité poser un geste fort. Son voyage aux Émirats Arabes Unis, prend place dans le cadre d’un congrès organisé par le Conseil des sages musulmans et c’est dans ce contexte qu’il rencontre de nouveau Aḥmad al-Ṭayyeb. Et ce sont cette régularité de rencontres et une communauté de vue sur l’état du monde qui permettent la signature le 4 février 2019 du document intitulé « La fraternité humaine » (al-Uḫuwwa al-insāniyya). Selon le pape, ce texte prouve qu’« il est possible de se respecter les uns les autres et de dialoguer. (…) Malgré les différences de culture et de traditions, les mondes chrétien et islamique apprécient et défendent des valeurs communes ».

Notons que quelques mois plus tard, du 27 au 29 mai 2019, se tenait à La Mecque un autre Congrès international, organisé cette fois-ci par la Ligue islamique mondiale, qui aboutissait à la promulgation d’un texte promouvant des valeurs de respect, d’ouverture, de modération : c’est la Charte de La Mecque (Waṯīqat Makka al-mukarrama).

 

La visite du pape François en Irak en mars 2021 est importante, à plusieurs titres. Elle est révélatrice de tendances profondes au sein de la diplomatie vaticane ; elle manifeste le rôle des acteurs religieux dans la géopolitique internationale ; elle pointe enfin des enjeux historiques pour les pays du Proche Orient.

Ce déplacement importe bien sûr pour la minorité chrétienne qui vit en Irak et a été durement éprouvée depuis une vingtaine d’années. C’est d’ailleurs, classiquement, la première dimension des déplacements pontificaux : ceux-ci ont toujours une dimension pastorale, qui vise à soutenir, renforcer les communautés locales, et, par les voies diplomatiques, à s’efforcer que la liberté de culte soit reconnue et pratiquée. Le cas irakien présente une similitude avec le cas libanais. S’adressant au Liban en février 2020, le pape écrivait : « Il est plus que jamais nécessaire que le pays garde son identité unique, pour assurer l’existence d’un Moyen-Orient pluriel, tolérant et divers, où la présence chrétienne peut offrir sa contribution et n'est pas réduite à une minorité qu’il faut protéger ». Le propos du pape est ici tout à la fois politique et culturel. Politique, car pointant la notion de citoyenneté au lieu d’insister sur la dimension minoritaire ; culturel, puisque pour le Liban, comme pour l’ensemble du Moyen Orient, l’émigration chrétienne est un appauvrissement culturel.  Ce déplacement est important pour les relations entretenues par le Saint-Siège avec les pays musulmans. Depuis le début de son pontificat, le pape s'est rendu, on l’a déjà rappelé, dans des pays dont la population est majoritairement musulmane, comme l'Egypte, l'Azerbaïdjan, le Bangladesh et la Turquie, le Maroc. Après avoir rencontré à plusieurs reprises au Caire, à Rome ou à Abu-Dhabi le grand imam d’al-Azhar, Ahmed al-Tayeb, le pape se rend dans un pays à majorité chiite, et y rencontre de surcroît une figure chiite singulière, le grand ayatollah Ali Al Sistani, plus haute autorité de l'islam chiite en Irak. Opposé à l’influence iranienne en Irak, opposé également à la ligne majoritaire du clergé chiite iranien, velayat e-faqih : littéralement, la « tutelle des jurisconsultes », à savoir la fusion entre la religion et la politique théorisée et mise en pratique par l’ayatollah Khomeini, Sistani n’adhère pas plus à l’utopie d’un nouveau califat proposé par certains sunnites. La rencontre programmée entre Sistani et François a donc une dimension particulière, à la fois interne au monde musulman mais aussi révélant un répertoire d’actions assez large, qui associe tout à la fois une pratique classique du dialogue interreligieux, un segment plus spécifique portant sur les relations islamo-catholiques, et une approche purement politique visant à promouvoir la liberté religieuse au sein des Etats musulmans.

En résumé, ce déplacement, à travers la question des chrétiens d’Orient, a une portée symbolique pour le christianisme et le catholicisme, soulève la question de la citoyenneté en reléguant celle des minorités et valorise la coexistence de confessions religieuses dans des Etats musulmans et donc interpelle ces derniers sur le pluralisme interne au monde proche oriental. Version religieuse, dans la rhétorique pontificale, François se présente comme « pèlerin de la paix ».

 

Conclusion : les caractéristiques du régime de tolérance

Un concept et une comparaison viennent donc à l’esprit pour définir le travail diplomatique entrepris et qui se poursuit donc par le déplacement à Bahreïn : le concept est celui déjà évoqué de « régime international » du politologue Stephen Krasner ; et la comparaison porte sur le processus d’Helzinki.

Un régime international de tolérance : sensibilité à la diversité des contextes politiques et culturels, attachement à dialoguer avec un ensemble de sensibilités du monde musulman, rencontres personnelles et institutionnelles, signatures de documents : voilà ce qui illustre ce régime de tolérance, la notion de régime étant définie par Krasner, rappelons-le, comme "sets of implicit or explicit principles, norms, rules, and decision-making procedures around which actors' expectations converge in a given area of international relations »[15]. Les régimes internationaux intègrent donc quatre éléments : des principes, des normes, des règles et des procédures, et c’est en ce sens que l’on peut évoquer un « régime international de tolérance » dont on trouvera les principaux fondements notamment dans :

  • la Déclaration d’al-Azhar du 4 décembre 2014 sur la lutte contre l’extrémisme et le terrorisme, qui mentionne en son 2e article « que les musulmans et les chrétiens d’Orient sont frères, ils appartiennent à une même civilisation, aux mêmes nations […] la diversité des religions et des confessions restera un témoignage indispensable pour eux et pour le monde » ; par la création en 2014 aux Emirats arabes unis du  Conseil des Sages dont la présidence a été confiée à Aḥmad al-Ṭayyeb, Grand Imam d’al-Azhar ;
  • La charte inaugurale du Conseil des sages musulmans des Emirats Arabes Unis ;
  • Le document du 4 février 2019 intitulé « La fraternité humaine pour la paix mondiale et la coexistence commune » (al-uḫuwwa al-insāniyya min aǧl al-salām al-ʿālamī wa-l-ʿayš al-muštarak) ;
  • La Charte de la Mecque signée en mai 2019[16] ;
  • La Déclaration finale du VIIe Congrès des leaders des religions mondiales et traditionnelles[17].

Lutter contre les idéologies extrémistes, approfondir la notion de citoyenneté, affirmer l’importance des religions et donc d’une ouverture à une altérité transcendante dans les sociétés, favoriser le travail des religions pour la paix, tels sont les principes qui structurent ce régime international de tolérance.

Les normes évoquées par Krasner, sont des modèles de comportement que l’on peut ici indexer à une éthique et une pratique de la rencontre ; les règles, encore sans doute peu développées, sont liées à une manière d’évoquer les religions, de désigner les critères d’une vraie religiosité qui externalise immédiatement les extrémismes comme ne relevant pas des traditions religieuses ; quant aux procédures, on évoquera ici par exemple la recherche d’un consensus multilatéral (dans la définition de la tolérance, de la liberté religieuse, voire de la liberté de conscience perçue et travaillée différemment suivant les confessions). Certes, l’ensemble de ce dispositif est loin de permettre une liberté religieuse réelle dans tous les contextes, et une analyse attentive des documents signés dévoile facilement les écarts entre la compréhension des principales libertés et leur définition même, et les textes, déclarations et conventions émanant des institutions onusiennes. Il n’empêche que se mettent un place un dispositif, des pratiques et des représentations qui manifestent une évolution, relevant d’un jeu stratégique ou d’évolutions intellectuelles réelles, qui constituent un nouveau référentiel dont l’un des aspects les plus importants réside dans la signature de documents communs. Il peut y avoir loin de la signature d’un document à l’application de ses principes.

Mais c’est ici que l’exemple de la Conférence d’Helsinki est utile. A l’image de l’Acte final de la CSCE[18], les documents évoqués précédemment constituent une sorte d’extrapolation de normes universelles, et leur mise en pratique passera par une action multilatérale, dans le cadre d’organisations internationales. Le dispositif qui se met en place ne crée pas un système parallèle concurrentiel, sa démarche est plutôt articulée aux efforts plus vastes de l’ONU dans le domaine de la paix ; ses préoccupations, qui visent spécifiquement les relations entre religions et l’intégration de ces dernières dans les sociétés, témoignent de la complexité inhérente aux processus de sécurité et de coopération.

Ce régime de tolérance ouvre donc des perspectives plutôt favorables, dès lors qu’elles savent les saisir, aux institutions internationales (UNESCO par exemple) et étatiques (Etats ayant intégré un segment relatif aux religions dans leur politique étrangère) qui comprennent la complexité de la lutte contre les radicalisations religieuses. C’est en ce sens que le déplacement pontifical à Bahreïn mérite l’attention des Chancelleries.

[11] Pour un relecture critique synthétique de la théorie des régimes, voir par exemple « La théorie des régimes dans un monde globalisé », de Fiacre Thibaut Zoungni : https://glocalismjournal.org/wp-content/uploads/2020/03/zoungni_gjcpi_2015_1.pdf

[12] Id, p.3

[14] 'Créé initialement en 1926 puis sous le nom d’Institut des Belles Lettres Arabes en 1931 à Tunis par les Missionnaires d’Afrique, transféré à Rome en 1964 dans le contexte conciliaire, et devenue en 1979 Institut pontifical d’études arabes et d’islamologie. Cf : https://en.pisai.it/the-pisai/our-history/

[15] Krasner, Stephen D. (1982). "Structural Causes and Regime Consequences: Regimes as Intervening Variables". International Organization. 36 (2): 185–205.

[16] https://relations-catholiques-musulmans.cef.fr/wp-content/uploads/sites/17/2019/09/Charte-de-la-Mecque-Traduction-officielle-en-francais.pdf - Concernant les deux derniers documents, voir l’analyse pénétrante d’Emmanuel Pisani : « Le Document sur la fraternité humaine d’Abou Dhabi du 4 février 2019 et la Charte de La Mecque du 29 mai 2019 - Entre stratégies concurrentielles et avancées théologiques », in : https://journals.openedition.org/mideo/5741 - Parmi les études de Pisani : https://www.cairn.info/publications-de-Emmanuel-Pisani--129327.htm

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Les apories de la politique du Saint-Siège en Ukraine

12 Mai 2022, 13:28pm

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Les apories de la politique du Saint-Siège en Ukraine

 

Il aura fallu attendre le 3 mai 2022 pour que le pape prenne la décision de critiquer le patriarche Kirill de Moscou au sujet de son attitude face au conflit et dénonce publiquement le refus de Poutine d’accepter sa proposition de médiation. Encore les déclarations pontificales au journal italien Il Corriere della Serra sont-elles à la fois contradictoires avec les principes que les représentants de cette même diplomatie ne cessaient d’énoncer depuis des semaines (refus de critiquer un quelconque responsable), et demeurent-elles extrêmement ambigües, tant sur les causes du conflit que sur les voies à suivre pour en sortir, le pape demandant tout à la fois  une rencontre avec Poutine tout en reconnaissant que cela lui est refusé et s’enfermant par ailleurs dans une attitude pacifiste, critiquant ainsi les livraisons d’armes à l’Ukraine.

Comment donc qualifier la place et la portée de l’action du pape dans la guerre en Ukraine ? Si certaines analyses persistent à présenter le Saint-Siège comme « acteur éthique » des relations internationales, mu par la promotion de valeurs universelles et des « biens communs » (common goods), il semble aujourd’hui nécessaire d’insister davantage sur les caractéristiques d’un « État vestige» de nature monarchique, ordonné prioritairement autour de la défense de ses intérêts et surtout sur les évolutions inédites d’une action internationale délimitée par son pacifisme, sa politique humanitaire et son absence d’envergure géopolitique.

Lire la suite : https://www.iris-france.org/wp-content/uploads/2022/05/Mai-2022_ObsGepoReligieux.pdf

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Quel rôle politique pour le pape François ?

20 Mars 2013, 11:38am

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interview donnée à RFI mardi 19, après l'homélie du pape :

http://www.rfi.fr/europe/20130319-pape-francois-vatican-rome-jean-paul-ii-benoit-xvi

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Le pape François : retour sur une élection

16 Mars 2013, 15:07pm

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L’Eglise catholique s’est donné un nouveau pape : un Argentin succède à un Allemand sur le trône pontifical. Nouvelle personnalité, nouveau style et … nouvelle polémique. Quelques éléments de clarification. Premier constat : les cardinaux ont pris acte du déplacement de centre de gravité du catholicisme. Ce qui était attendu et prévisible se réalise : le nouveau pape n’est ni italien, ni même européen. Pour les Italiens, cette élection marque définitivement la prééminence des cardinaux italiens. Elle signifie également une lassitude des cardinaux devant les « combinazione » à l’italienne qui marquent la conférence épiscopale italienne et ses rapports ambigus au pouvoir politique italien. Pour les Européens, l’arrivée du pape François représente l’épuisement définitif du catholicisme en Europe : les thématiques du déclin, de la sécularisation sont désormais trop particulières au continent pour représenter l’ensemble des enjeux mondiaux du catholicisme. Le catholicisme européen se marginalise au sein même du catholicisme mondial : il devient un dossier à traiter, non un exemple à suivre ou un problème pertinent à l’échelle internationale. Second constat : le pape est marqué par son expérience argentine. Ce pays de 40 millions d’habitants est catholique. Expérience forte et différente de celle de son prédécesseur. Avantage : François vient avec des expériences pastorales qui le différencient des Européens. Limite : tout comme Jean-Paul II, extrêmement marqué par son expérience polonaise trop vite érigée en modèle global pour le catholicisme, il y a un risque pour le nouveau pape à juger du catholicisme mondial à l’aune de sa seule expérience. L’universalité est une quête, voire une utopie, et non un acquis. Troisième constat : le pape est un jésuite : il est religieux et son style s’en ressent. Pour qui connaît de l’intérieur les congrégations, les images télévisées retransmises rappelaient très fortement les propos d’un père abbé à ses frères, beaucoup plus que l’attitude d’un évêque à l’égard de ses prêtres. A confirmer. Quatrième constat : le traitement de l’information religieuse est souvent caricatural et folklorique. L’élection n’a pas échappé à la règle. « Le pape des pauvres » est une expression qui ne signifie rien. Le catholicisme a été traversé par de nombreux courants, divisés en tendances, agités de débat au sujet de la lutte contre la pauvreté et le sous-développement, et ce depuis les années 60. De l’assistancialisme aux théologies de la libération, de l’aide charitable à l’aide au développement, de l’aide personnalisée à l’action de conscientisation et de changement de « structures », les options furent nombreuses, parfois encouragées par le Saint-Siège, souvent blâmées également. L’expression « pape des pauvres » est pour l’instant trop générale pour être significative ; sa valeur de symbole est indexée à ce jour à un style, pas encore à une pensée structurée. Cinquième constat : le pape est rattrapé par une polémique. Nos sociétés sont des sociétés de l’information généralisée et immédiate ; le souci de transparence est fort. Le travail de la mémoire permanent. Cette affaire soulève dans l’immédiat une première question : celle du processus d’élection du pape, de la connaissance que les cardinaux ont réellement des uns et des autres, de l’effet de groupe que créent les congrégations : quelle rationalité dans la prise de décision ? Seconde question : comment sortir de ce début de polémique ? Les dénégations du porte parole du Vatican risquent de ne pas suffire. En France, des organisations comme l’ACAT, ou comme le CCFD qui aida Esquivel, prix Nobel de la paix, ont travaillé de longue date, et pendant la période incriminée, avec ceux qui sauvèrent l’honneur des catholiques argentins. Des informations et prise des parole seraient les bienvenues de leur part.

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Benoît XVI ou la désacralisation des souverains pontifes

18 Février 2013, 14:39pm

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Livre paru aux éditions du Cygne en mars 2013 "La décision de Benoît XVI de quitter ses fonctions est sans précédent dans l'histoire récente de la papauté. Est-elle le signe d'une transformation profonde de l'Eglise catholique, d'un nouvel "aggiornamento" ou la preuve d'une crise encore plus grave que celle du déclin déjà connu du catholicisme ? Cet ouvrage revient sur les différentes hypothèses qui conditionnent l'avenir de la papauté et sur la portée de l'événement. Il analyse les faits saillants du septennat de Benoît XVI, les ruptures déjà constatées entre Benoît XVI et Jean-Paul II. Il dresse également quelques uns des enjeux pour le futur proche du catholicisme." http://www.editionsducygne.com/

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Benoît XVI, la désacralisation des souverains pontifes ?

12 Février 2013, 14:48pm

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Benoît XVI entrera dans la postérité grâce à un geste inédit et, eu égard à son parcours, paradoxal : il est en effet le premier pape de l’époque moderne à démissionner, non pas poussé par un scandale, mais en raison de l’idée qu’il se fait de sa fonction, du rôle du pape dans l’Eglise catholique ; cet homme, extrêmement attentif à la tradition de l’Eglise catholique et à sa restauration dans bien des domaines, est celui qui aura posé un geste de rupture précisément à l’encontre de cette tradition. Comment interpréter cette initiative qui a pris de court bien des observateurs, à commencer par les catholiques eux-mêmes ? Premier constat : pour qui n’est pas atteint par le règne du soupçon, et de la méfiance systématique à l’encontre des personnes exerçant des responsabilités, la démission pouvait faire partie des scénarios prévisibles : dans son livre d’entretiens publié en 2010, le pape expliquait : « quand un pape en vient à reconnaître en toute clarté que physiquement, psychiquement et spirituellement il ne peut plus assumer la charge de son ministère, alors il a le droit et, selon les circonstances, le devoir de se retirer ». Cette phrase, passée à l’époque relativement inaperçue, était pourtant l’indice d’une évolution significative. Prise au sérieux, elle permettait d’anticiper sur la décision prise le 11 février 2013. Entrait ici, à l’évidence, l’expérience vécue : J. Ratzinger a assisté au long règne de Jean-Paul II et à son interminable crépuscule. La question de la démission du pape polonais s’était déjà posée, avec deux réponses possibles : l’alignement de l’exercice pontifical sur la normalité du pouvoir démocratique : empêché, un pape, comme un homme politique, doit démissionner. Pour ceux que cette comparaison pouvait choquer ou simplement à qui elle ne semblait pas pertinente, une autre solution se présentait : précisément par ce qu’elle n’est pas un régime politique, un « Etat », la gouvernance de l’Eglise peut témoigner d’une autre réalité : celle de la faiblesse assumée qui, dans un monde fait pour la « rat race », témoigne d’un autre système de valeurs que celui du beau, du jeune, du fort. Benoît XVI, confronté au même dilemme que son prédécesseur, a tranché différemment. Dissociant sa personne de la fonction, il privilégie le collectif sur la personnalisation de la fonction. Il existe d’autres enjeux possibles, que l’investigation journalistique et historique viendra peut être privilégier : les dernières années de Benoît XVI ont été fort difficiles, rythmées par sinon des scandales, au moins des affaires mettant à mal sa capacité à diriger le mamouth catholique : affaire Williamson, discours de Ratisbonne, faiblesse de la diplomatie vaticane au Proche Orient, affaire des fuites (Vatileaks), interrogations sur les connaissances réelles d’affaires de pédophilie par Joseph Ratzinger. Indéniablement, un malaise s’est progressivement installé, que la presse spécialisée a relayé de manière précise. Troisième piste : au-delà des raisons invoquées par le souverain pontife, en lien avec son âge et son état de santé, se pose aujourd’hui la question de la fonction pontificale, question qui est une véritable boîte de Pandore : quel mode d’élection ? Par quel collège (moyenne d’âge actuel des cardinaux : plus de 77 ans) ? Avec ou sans limitation de durée ? Quel pouvoir et quelle délimitation de ce pouvoir ? A ces aspects proprement politiques s’en ajoutent d’autres plus organisationnels : comment gérer aujourd’hui la diversité des catholiques, l’extraordinaire variété des cultures que le catholicisme entend évangéliser ? Dans un monde qui privilégie la rapidité de la communication et des réseaux, le partage d’information et la discussion, le débat, comment l’Eglise catholique, structure pyramidale, centralisée, aux traits de gérontocratie masculine, peut-elle assumer durablement sa présence ? Questions sociologiques : le monde contemporain se caractérise par son processus d’individualisation et d’auto-détermination personnelle, avec une forte progression de la revendidation de droits toujours plus spécifiques. Ces traits de la culture moderne contrecarrent directement l’Eglise catholique, dans sa pratique d’imposition de normes, de valeurs, d’une orthodoxie qui est aussi une orthopraxie ; ils s’opposent aussi au régime intellectuel du catholicisme, qui n’est guère un régime de tolérance, et encore moins un régime de discussion interne. Le départ volontaire du pape met fin à l’exception catholique millénaire en terme de gouvernance religieuse, renforcée lors du premier Concile du Vatican : l’extraordinaire mise en valeur de la figure du Souverain Pontife, à qui les attributs d’infaillibilité, dans des conditions spécifiques, furent conférés au 19ième siècle. Le pape, dernière figure de monarque, s’efface devant l’homme dissocié de la fonction pontificale. Retour à une souverain pontife normal ? En tout état de cause, le choix du pape est un choix de raison, ce qui est cohérent pour un pape qui a tant insisté sur l’harmonie nécessaire entre foi et raison. Choix de raison devant les exigences d’une tâche médiatisée qui s’accomode mal des rythmes propres à ceux de l’âge avancé. Choix de raison devant le fossé béant entre les dossiers à traiter, les défis de l’Eglise et une capacité d’action et de pensée désormais réduite ; choix de raison encore, inscrit dans l’inventaire du pontificat wojtylien et de la lente agonie quasi publique de Jean-Paul II. Fidèle à ce qu’il est, Benoît XVI a lu un texte annnonçant son retrait, sans emphase. Exercice logique pour un homme qui avouait se méfier des fièvres des JMJ. Ce départ inopiné du pape rend plus complexe la question de l’inventaire, voire des inventaires. Inventaire du concile Vatican II en premier lieu, qui était en cours dans le cadre de son 50ième anniversaire et que la démission de Benoît XVI vient bouleverser. Inventaire du pontificat de Jean-Paul II, riche en initiatives de toutes sortes, mais dont les lignes de forces s’estompent : durant ce pontificat, quelle part relève de la personnalité hors norme de Jean-Paul II, quels actes au contraire s’inscrivent de manière durable dans la stratégie pastorale et le patrimoine doctrinal du catholicisme contemporain ? Inventaire précipité enfin du septennant (2005-2013) de Benoît XVI : passant du règne au quasi-mandat, en quoi participe-t-il du long déclin du catholicisme occidental ? Sa décision introduit-elle au contraire un aggiornamento hors norme du catholicisme romain ? La question mérite d’être posée, eu égard au caractère fréquemment polémique qui a caractérisé l’action du souverain pontife, qui avait pourtant fait de la paix l’objectif de sa présence à la tête de l’Eglise catholique. A l’instar de ce qui a prévalu pour son lointain prédécesseur, Benoît XV, c’est à la montée d’un « non possumus » que l’on a assisté ces dernières années, avec de nombreux départ hors de l’Eglise catholique en Europe, et à un effacement devant la progression du protestantisme évangélique en Amérique Latine et en Afrique notamment.

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La démission de Benoît XVI : l'Eglise catholique entre dans la modernité politique

11 Février 2013, 12:46pm

Publié par francois-mabille.over-blog.fr

« Quand un pape en vient à reconnaître en toute clarté que physiquement, psychiquement et spirituellement il ne peut plus assumer la charge de son ministère, alors il a le droit et, selon les circonstances, le devoir de se retirer ». Ainsi Benoît XVI répondait-il à son  interlocuteur dans le livre d’entretiens, Lumière du monde, en 2010. Cette phrase, passée à l’époque inaperçue, était pourtant l’indice d’une évolution significative. Prise au sérieux, elle permettait d’anticiper sur la décision prise le 11 février 2013.

Benoît XVI aura ainsi bouleversé l’organisation de l’Eglise catholique et plus profondément, la compréhension de la nature de la charge pontificale.

 

On reviendra ici sur quelques traits marquants de ce bref pontificat.

 

Les spécificités de nouveau pontificat

 

Le pontificat de Benoît XVI est d’emblée marqué par une double originalité, de natures différentes. L’une concerne la vie de l’Eglise, l’autre fait appel à l’histoire contemporaine.

 

Tout d’abord, le pape est le dernier pape à avoir connu et participé à un événement majeur de l’histoire du catholicisme au 20ième siècle : le concile Vatican II qui s’est réuni en sessions annuelles de 1962 à 1965 à Rome et qui a contribué à socialiser et à faire émerger toute une génération d’hommes d’Eglise. Cette caractéristique cèle plusieurs aspects. Elle confère à Benoît XVI une légitimité particulière ; en même temps, avec son pontificat, les discussions sur le legs de Vatican II connaissent leur dernier éclat. A sa mort, et avec celle des hommes de sa génération, Küng par exemple, les textes conciliaires entreront dans l’histoire comme un héritage définitif et ne seront plus soumis aux aléas d’une discussion entre témoins.

 

Seconde spécificité : Benoît XVI est le premier pape, depuis un siècle, qui ne doit pas affronter doctrinalement et politiquement la doctrine communiste et un Etat éponyme, l’URSS. Tout le long du 20ième siècle, le catholicisme a été pris dans de ce que l’historien Emile Poulat a appelé le débat triangulaire : catholicisme, libéralisme et communisme. Le communisme, par son son projet philosophique et politique global d’organisation de la vie en société et entre Etats, a constitué à la fois une utopie et un absolu dont la disparition rend de nouveau possible le pluralisme des appartenances dans maintes sociétés. La disparition de l’URSS et du communisme prive le catholicisme de la figure principale de l’adversaire. De même que les Etats occidentaux, Etats Unis en tête, ont eu à reconfigurer leur politique étrangère et de défense en se demandant qui est l’ennemi, et le dernier sommet de l’OTAN n’y a pas fait exception, de même le Saint-Siège doit-il reconfigurer son positionnement géopolitique mondial en faisant face non plus à un Etat, mais à une philosophie politique et à un régime, la démocratie libérale, qui repose sur le pluralisme des opinions et sur le fait majoritaire.

 

 

Troisième particularité : le cardinal Ratzinger représente l’une des figures de l’intellectuel catholique dont la plausibilité est mise à mal depuis plusieurs décennies : né en 1927, ordonné prêtre en 1951, issu du catholicisme bavarois, le pape Benoît XVI est théologien, spécialiste de dogmatique, expert reconnu de Saint Augustin et de Saint Bonaventure.

 

Cet homme d’étude enseigne la théologie fondamentale et la dogmatique à l’Ecole supérieure de Freising, avant d’être nommé  au concile Vatican II comme « consulteur théologique » où son expertise porte sur ce qu’il considère comme central dans la vie de l’Eglise : la liturgie. Après avoir enseigné de 1966 à 1969 à la faculté de théologie de l’université E. Karl de Tübingen, il est nommé titulaire de la chaire de dogmatique et d’histoire des dogmes à l’université de Ratisbonne en 1969. Quelques années plus tard, il participe à la fondation de la revue théologique Communio (1972) et en mars 1977 Paul VI le nomme archevêque de Munich et Freising. Il est promu cardinal la même année, lors du dernier consistoire de Paul VI.

 

Si de nombreux média ont proposé à l’envi la figure du pape intellectuel pour caractériser Benoît XVI, il convient de mieux en préciser les contours et de revenir plutôt sur ce qui le caractérise comme théologien : spécialiste des Pères de l’Eglise, ayant fait sa thèse sur « la théologie de l’histoire chez Saint Bonaventure ». Ces deux aspects sont importants : le rapport de Ratzinger à l’histoire contemporaine se fait par le truchement d’une théologie et donc d’une philosophie de l’histoire qui intègre le temps long ; par sa structure intellectuelle interne, elle intègre comme noyau dur de l’histoire les temps fondateurs de l’Eglise catholique. Enfin, son rapport personnel à l’histoire passe par un dialogue intérieur, une interprétation par le prisme de cette théologie de l’histoire, telle qu’a pu l’enseigner l’un des théologiens allemands qui l’a le plus marqué, Romano Guardini, auteur de plusieurs ouvrages sur Saint François et sur la prière plus précisément. Benoît XVI est l’homme des « consideratio » de Saint Bernard, le « temps de l’examen intérieur ».

 

Benoît XVI est donc un « savant », et non pas un « politique ». Cette distinction webérienne explique le positionnement du nouveau souverain pontife et certaines de ses erreurs reconnues. Ainsi de son discours à Ratisbonne le 12 septembre 2006 : « j’avais conçu et tenu ce discours comme un texte strictement académique, sans être conscient que la lecture que l’on ferait d’un discours pontifical n’est pas académique mais politique. Une fois qu’il a été passé au crible politique, on ne s’est plus intéressé aux finesses de la trame, on a arraché un texte à son contexte et on en a fait un objet politique qu’il n’était pas en soi »[1] .

 

 

Dernière spécificité : privé de l’adversaire communiste, le catholicisme se trouve désormais confronté à la mondialisation, à une extension sans précédent du capitalisme, tandis que les deux vagues de démocratisation qui ont suivi la chute du mur de Berlin obligent de nouveau les responsables catholiques à s’interroger sur la place du religieux au sein de régimes acceptant le pluralisme éthique et politique. Or, historiquement, l’Eglise catholique entretient une relation difficile avec la pensée libérale. Il y a deux siècles, en 1864 exactement, un document resté célèbre, le Syllabus, condamnait déjà les dérives de la pensée libérale et luttait contre la liberté de conscience, la séparation de l’Eglise et de l’Etat, les droits de l’homme. L’acclimatation du catholicisme au libéralisme politique fut longue et non homogène à la surface du globe.

 

L’ensemble de ces débats traverse l’histoire de l’Eglise au 20ième siècle. Et d’une certaine manière, on peut estimer qu’à l’orée du 21ième siècle, la « question libérale » constitue l’un des principaux défis auquel l’actuel pontificat est confronté.

 

Trois aspects peuvent être ici distingués suivant les sphères d’activités concernée par l’approche libérale.

Dans le domaine moral, la critique de Benoît XVI porte sur ce qui est perçu comme risque de relativisme. Recevant en septembre 2010 les évêques brésiliens de la région Nord-Est, Benoît XVI a précisé les défis posés à l’Eglise brésilienne, en brossant un constat qui dépasse le et contexte brésilien. Tout comme il le fera quelques mois plus tard dans son livre d’entretiens, le pape dénonce « la croissante influence négative du relativisme intellectuel et moral dans la vie des personnes » (dans son livre, le pape use d’une expression forte : la « dictature du relativisme »), relativisme qui constitue selon lui le problème central que la foi chrétienne doit affronter désormais. Le relativisme est prioritairement une question philosophique et religieuse, et qui a trait à l’attitude que la conscience contemporaine, quelle que soit l’opinion professée, rencontre par rapport à la vérité.

Benoît XVI se bat contre le relativisme sur deux fronts :

- Le relativisme dans le domaine religieux, qui conduirait à estimer qu’il n’existe pas une voie unique pour le Salut (cf. Domine Jesus) et que les différentes religions peuvent être mises sur un pied d’égalité : d’où les critiques à l’encontre d’une certaine présentation du dialogue interreligieux qui, de facto, semble placer les dignitaires religieux sur le même piédestal ou qui semblerait indiquer qu’aucune religion n'entretiendrait un rapport de valeur absolue de vérité. Or il est important pour le christianisme, et plus spécifiquement pour le catholicisme, de se présenter comme « religio vera », comme religion vraie. Benoît XVI, dans son livre d’entretiens, insiste ainsi beaucoup sur la « primauté d’honneur », qu’anglicans et orthodoxes seraient prêts à lui accorder.

- Le relativisme dans le domaine moral, face auquel deux recours apparaissent : d’une part le recours intellectuel au « droit naturel » ; d’autre part, la présentation d’un front uni des religions contre les dérives constatées. L’œcuménisme prend ici une tournure nouvelle, enrôlé dans une lutte inédite. Ainsi Benoît XVI expliquait-il aux évêques brésiliens : « Le grand domaine commun de collaboration [entre chrétiens] devrait être la défense des valeurs morales fondamentales, transmises par la tradition biblique, contre leur destruction dans une culture relativiste et de consommation ; ainsi que la foi en Dieu créateur et en Jésus Christ, son Fils incarné».

 

L’inflexion du nouveau pape est plus nette vis-à-vis de la démocratie libérale. L’actuel pontificat de Benoît XVI se situe ici dans la continuité de l’action et de la réflexion du cardinal Ratzinger à la tête de la Congrégation pour la doctrine de la foi. La pensée du cardinal allemand se laisse particulièment bien appréhender dans la « Note doctrinale concernant certaines questions sur l’engagement et le comportement des catholiques dans la vie politique » publiée le 16 janvier 2003. Ce document prenait place dans un contexte plus ancien lié aux parutions de Veritatis Splendor (1993), Evangelium Vitae (1995), Fides et Ratio (2000) et enfin la Déclaration Domine Jesus (2000), documents qui tous tentaient de spécifier la singularité de l’approche catholique et d’extirper les données de la foi de tout risque de relativisme et donc de tout libéralisme religieux et philosophique, en rappelant l’existence d’un ordre moral objectif accessible par la raison – thème dont on connaît désormais l’importance pour l’actuel souverain pontife. La Note doctrinale sur la politique s’appuie sur une philosophie politique qui pose l’existence d’un bien public commun, à savoir « la défense et la promotion de réalités telles que l’ordre public et la paix, la liberté et l’égalité, le respect de la vie humaine et de l’environnement », que la politique a précisément pour objet de promouvoir.

 

Si la Note pose un regard positif sur la démocratie, il s’agit néanmoins d’un soutien conditionnel, qui repose sur l’indexation du régime démocratique au respect de l’ordre moral objectif, donc de la « loi naturelle » qui vise le « bien intégral de la personne » (n°4).

La Note propose également, et c’est inédit dans l’enseignement social catholique, une relecture du fonctionnement politique démocratique : le fait majoritaire et donc le processus de production législatif, est sévèrement critiqué, ainsi que les conséquences des législations sur les comportements. Attitude libertaire, individualisme sont ainsi perçus comme étant à la fois sources et conséquences d’attitudes politiques dissociées de la recherche du bien commun et c’est donc un jugement de « décadence sociale » qui est posé et auquel les catholiques ont le devoir moral de résister et de s’opposer -  « les catholiques ont le droit et le devoir d’intervenir pour rappeler le sens le plus profond de la vie et des responsabilités qui incombent à tous en cette matière. Dans la droite ligne de l’enseignement constant de l’Église, Jean-Paul II a maintes fois répété que ceux qui sont engagés directement dans les instances législatives ont « une obligation précise de s’opposer » à toute loi qui s’avère un attentat contre la vie humaine » -

 

Sont ici concernés l’avortement et l’euthanasie, les droits de l’embryon humain, la politique familiale, l’éducation, la liberté religieuse, la paix. Conscient du rapport de force numérique, l’auteur de la Note met donc en exergue une culture catholique minoritaire (Benoît XVI, 7 ans plus tard, se prononce dans son livre pour un « christianisme de choix »), force de résistance dans un monde en déclin.

 

Quelles conséquences pour l’avenir ?

La décision de Benoît XVI marque l’entrée de l’Eglise catholique dans la modernité politique : elle signifie la fin de la particularité gouvernementale de la Cure. Si le prochain pape n’aura pas de mandat, en revanche, il aura une mission qui peut définie, circonscrite dans le temps.

Sa démission est également une façon de juger plus largement l’inadéquation entre la fonction pontificale et la gouvernance de l’Eglise : un monde d’hommes, et pour les cardinaux, d’homme dont la moyenne d’âge est très élevée au regard des normes internationales.

Le départ de Benoît XVI a également un impact sur la manière dont beaucoup considèrent le ministère pétrinien. Elle banalise la fonction et d’une certaine manière la fragilise tout en la modernisant.  Ce faisant, Benoît XVI introduit une rupture majeure dans le catholicisme contemporain, tout comme JeanXXIII le fit en convoquant un concile.



[1] Benoît XVI, op. cit., pp132/133.

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Assise 2011 : Trajectoire rectifiée...

28 Octobre 2011, 20:45pm

Publié par francois-mabille.over-blog.fr

 

En 1986, Jean-Paul II invitait à Assise, en Italie, des responsables religieux afin de montrer un front commun des acteurs religieux en faveur de la paix. La cité franciscaine était investie d’une double charge symbolique, l’initiative de paix wotjtylienne venant renforcer la symbolique historique du lieu. Topos et nomos se rejoignaient pour accueillir un  logos, ordonné autour du refus de la violence, de toutes les violences. La guerre froide sévissait encore mais il s’agissait aussi de manifester un lien consubstantiel entre religieux et paix, contre les différents fondamentalismes, intégrismes ou islamismes. Jean-Paul II manifestait là encore très clairement un sens de l’histoire en posant un geste que la postérité a retenu comme l'un  des moments fort de son pontificat.

En 1986, à Assise, les responsables religieux n’avaient pas prononcé de prière commune, mais avaient prié en commun, la distinction valant comme précaution pour toute dénonciation de syncrétisme. Le Cardinal Joseph Ratzinger n’avait pas assisté à l’événement mais avait désapprouvé cette prière en commun. En 2000, à la tête de la Congrégation pour la Foi, le cardinal Ratzinger avait conclu un document controversé répondant à Assise, en rappelant que la plénitude du salut se trouvait dans la seule Eglise catholique.

Fidèle à ses convictions, Benoît XVI poursuit son travail de rectification de trajectoires selon lui erronées (cf interview sur la crise de Caritas internationalis). Le travail de confrontation entre foi et raison se concrétise à Assise par l’invitation d’une « athée ». En 2011, à Assise, il y aura rencontre entre des responsables religieux, mais il n’y aura pas de prière en commun. La prière pour la paix se déroulera à l’intérieur du Vatican : « As Christians, we want to ask God for the gift of peace, we want to ask that he gives us instruments of peace in a world still lacerated by hared, divisions, egoisms and war”. Le doctrinal continue de primer sur le politique, l’identité catholique demeure première au détriment du symbolique.

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les premières orientations de Benoît XVI

20 Octobre 2010, 21:29pm

Publié par francois-mabille.over-blog.fr

Caritas in veritate : la doctrine sociale comme « composante essentielle de l'évangélisation »

 

Publiées à dates régulières, les encycliques sociales ont pour principale vocation d'actualiser la portée sociale de l'Evangile. Contrairement à la doxa libérale qui tend à confiner la foi catholique dans la sphère des convictions privées – le fors intérieur - , en opposition également à une laïcité combattante n'admettant aucune manifestation publique de la foi, le Magistère n'a cessé, depuis Rerum Novarum (1891), de rappeler la dimension sociale du catholicisme et l'efficience des conséquences d'une vie de foi vécue tant au niveau personnel qu'inter-individuel, donc dans les domaines de la vie sociale et politique. Ordonnée autour de l'acceptation d'un pluralisme inhérent à la vie démocratique, la pensée sociale de l'Eglise définit, à partir d'orientations éthiques, les perspectives socio-politiques pour lesquelles l'engagement des catholiques est requis.

 

Le statut des documents pontificaux varie néanmoins d'une encyclique à une autre: au gré des circonstances historiques, de la sensibilité de chaque souverain pontife, les encycliques constituent souvent des synthèses, parfois innovent, quelquefois lancent de véritables appels. Pacem in Terris surprit le milieu catholique, habitué à ce que la paix soit un thème de propagande communiste. L'encyclique de 1963 était en rupture avec les documents antérieurs, légitimait des initiatives antérieures de groupes minoritaires,  ouvrait des nouveaux espaces relationnels tant dans le monde chrétien qu'auprès des mouvances politiques.

 

Populorum Progressio, 4 ans plus tard, opérait également un changement important: à la conception augustinienne de la paix, Pax omnium rerum tranquillitas ordinis, se subsituait une approche délibérément dynamique de la paix : « le développement est le nouveau nom de la paix », la notion de développement étant à prendre en opposition à celle d'ordre. Au-delà, Paul VI renforçait le soutien apporté à la FAO dès 1959 dans sa lutte contre la faim, et que des organisations comme le Comité Catholique Contre la Faim et pour le Développement (CCFD) relayaient depuis le début des années 60. En insistant pour le développement « intégral », Paul VI donnait raison à ceux des catholiques qui, depuis plus de 10 ans, refusaient de réduire le développement à sa composante socio-politique.

 

Il est encore trop tôt pour savoir si la nouvelle encyclique de Benoît XVI aura ou non un postérité, ou si elle demeurera singulière. Car pour l'observateur des documents pontificaux, assurément Caritas in veritate dispose d'un style de pensée et d'écriture inédit. Rarement l'analyse des phénomènes sociaux et politiques n'aura été aussi réduite, limitée à une synthèse des habituelles condamnations des écueils du libéralisme économique; rarement également,les perspectives de sortie  de crise, les approches de solutions pratiques n'auront été aussi faibles. Situant ses pas dans ceux de Jean-Paul II, Benoît XVI plaide non plus pour un enseignement social mais bien pour uen doctrine sociale de l'Eglise. Il y a 42 ans,dans son commentaire de Populorum Progressio, le théologien moraliste Jean-Marie Aubert évoquait et légitimait le processus inverse.

Mais, à la différence cette fois de Jean-Paul II qui reprenait à son compte la notion de développement, quitte à lui préférer celle de solidarité, Benoît XVI, en théologien situé et cohérent avec lui-même, reprend la thématique majeure de sa première encyclique, et célèbre Populorum Progressio en dissertant sur la charité, délégitimant par là-même des années d'action et de réflexion de certains groupes sociaux catholiques. La doctrine sociale, interprétée par Benoît XVI, est çà l'évidence moins en liens avec les milieux sociaux catholiques qui contribuent à l'élaborer ou à la diffuser. Elle est très clairement référée désormais à ce que le souverain pontife n'hésite pas à nommer le « magistère social » des papes, ce qui l'autorise à une reconfiguration très personnelle de Populorum Progressio, dont la relecture passe désormais par son articulation avec Humanae Vitae (1968) ou d'Evangelii nuntiandi (1975). Ce glissement témoigne de la convergence inédite d'un homme et d'une situation : Benoit XVI n'est guère familier des questions sociopolitiques; et la crise se laisse difficilement réduire à des solutions évidentes. Dès lors, il semble assez logique et naturel que Benoît XVI se concentre sur ce qui est, selon lui, au coeur de l'enseignement social : sa dimension sapientielle qui s'enracine dans la conviction pontificale d'une double nécessité : celle d'une lutte contre la fragmentation des savoirs et celle de la subordination de ceux-ci à la métaphysique, à la théologie et à la foi.

 

 

 

 

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