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Le blog de francois-mabille.over-blog.fr

Benoît XVI et la décadence de l'Eglise catholique

31 Décembre 2022, 14:58pm

Publié par francois-mabille.over-blog.fr

Successeur de Jean-Paul II, le cardinal Ratzinger devint pape Benoît XVI, mais demeura néanmoins essentiellement le théologien intransigeant qu'il fut à la tête de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, dont la vocation est, rappelons-le, de "promouvoir et protéger la doctrine et les mœurs conformes à la foi dans tout le monde catholique". 
Benoît XVI est le dernier pape à avoir connu et vécu, de l'intérieur, le concile Vatican II ;
il fut aussi le premier pape de l'après guerre froide, premier pape depuis un siècle à n'avoir pas à affronter le communisme comme idéologie, et l'Union soviétique comme superpuissance militaire et athée.
Il fut enfin le premier pape de l'époque contemporaine à renoncer à sa charge, ouvrant ainsi une brèche dans une tradition multiséculaire, contribuant tout à la fois à moderniser la fonction pontificale et à désacraliser sa représentation. 
Défenseur de la doctrine, il fut le procureur de nombreux théologiens et, partant, de nombreux courants théologiques. On aurait tort de réduire ses condamnations à celles portant sur les théologies de la libération (Boff, Sombrino notamment); le cas de l'Américain Curran est au moins aussi symbolique, puisque c'est surtout l'attitude de ce dernier, ouvert à la liberté d'expression au sein de l'espace catholique y compris sur les sujets les plus sensibles, qui fut condamnée.
Benoît XVI, dans sa volonté restauratrice, eût sans doute l'attitude inverse de celle préconisée par l'encyclique Ecclesiam Suam (1964) portant sur une Eglise en dialogue à l'interne et à l'externe. Son pontificat fut conflictuel, avec les musulmans (Ratisbonne - 2006), avec le monde juif (2007, messe en latin et missel romain, et 2009 affaire Williamson notamment), avec le monde protestant (2000 : encyclique de Jean-Paul II : Domine Jesus, dont il fut l'inspirateur) et sans appel à l'encontre de ce qu'il dénonçait comme relativisme éthique, contribuant ainsi à élargir le fossé entre l'Eglise catholique et le monde contemporain. Il fut aussi celui qui dut affronter les dénonciations publiques des crimes de pédophilie : en dépit de documents prônant une "tolérance zéro", et dont il prit l'initiative, l'histoire en a montré, encore très récemment, les limites, tout autant que la faillite de la curie romaine dans la gestion de ces crimes.
Le régime intellectuel qui prévalut au sein de l'Eglise sous Ratzinger puis Benoît XVI, le déclin de l'appartenance catholique, la crise morale présentant de nombreux aspects dont les crimes pédophiles, l'absence de projet mobilisateur sont autant de traits qui caractérisent la période actuelle comme celle de la décadence du catholicisme, dont Benoît XVI fut sans doute le premier pape.
Vatican : que retenir du pontificat de Benoît XVI ?
Le pape émérite Benoît XVI est mort samedi 31 décembre à l’âge de 95 ans. Le théologien allemand, dont la renonciation en 2013 avait surpris tout le monde, laisse derrière lui un parcours de foi contrasté. Pour commenter cette actualité, François Mabille, chercheur au GSRL groupe société religion et laïcité au CNRS, est l’invité de TV5MONDE.  

https://information.tv5monde.com/video/vatican-que-retenir-du-pontificat-de-benoit-xvi

 

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« De l’hégémonie au « régime de tolérance » dans les relations islamo-chrétiennes : les enjeux du déplacement du pape à Bahreïn »

27 Octobre 2022, 20:43pm

Publié par francois-mabille.over-blog.fr

Note pour l'Observatoire de géopolitique des religions – IRIS- CIRAD FIUC

https://www.iris-france.org/wp-content/uploads/2022/10/Octobre-2022_ObsGeopoReligieux.pdf

27 octobre 2022

En se rendant à Bahreïn, le pape confirme ce qui apparaît déjà comme un axe fort de son pontificat, à savoir le dialogue islamo-catholique. Ce n’est en effet pas la première fois que le chef de l’Eglise catholique se rend dans un pays musulman et depuis 2013, année de son élection, il a également multiplié les rencontres avec les responsables religieux musulmans, sunnites comme chiites. Cette politique du pape s’inscrit dans une double continuité : sur le moyen terme, dans le sillage d’une politique interreligieuse ouverte par le concile Vatican II (1962-1965) qui reconnaît les autres religions dont l’islam et légitime le dialogue avec elles ; sur le court terme, Jean-Paul II, puis Benoît XVI ont chacun dans leur style, et dans des configurations historiques différentes, donné des inflexions à cette nouvelle approche à l’égard de l’islam. L’actuel souverain pontife imprime également sa touche personnelle, en privilégiant à la fois des contacts personnels et rapprochés entre responsables religieux catholiques et musulmans, mais aussi par la signature de documents. Le dialogue islamo-catholique est désormais intégré dans un jeu régulier de relations inscrivant ses participants dans une promotion et un appel à la liberté de religion, dans un processus qui n’est pas sans rappeler celui d’Helsinki. Historiquement, le Saint-Siège sera passé en plus d’un siècle d’une attitude hégémonique à l’égard des autres religions à un régime de tolérance, la notion de régime étant ici empruntée à S. Krasner.

On rappellera ici brièvement quelques-uns des traits les plus marquants de cette évolution.

 

  1. De l’hégémonie au dialogue

Le 28 octobre 1965, Paul VI et les pères du Concile Vatican II signaient Nostra Aetate, c’est-à-dire la Déclaration sur les relations de l’Eglise avec les religions non chrétiennes. Dans ce texte, ils invitaient chrétiens et musulmans à « s’efforcer sincèrement à la compréhension mutuelle, ainsi qu’à protéger et à promouvoir ensemble, pour tous les hommes, la justice sociale, les valeurs morales, la paix et la liberté ». Le document, première prise de position officielle de l’Eglise à l’égard de l’islam après 13 siècles de cohabitation difficile voire conflictuelle, apparaît comme une charte majeure pour le dialogue des catholiques avec l’islam, à compléter notamment par la Déclaration sur la liberté religieuse Dignitatis Humanae et le Décret sur l’activité missionnaire de l’Église Ad Gentes. Il manifeste une reconnaissance inédite de ces religions : « l’Eglise catholique ne rejette rien de ce qui est vrai et saint dans ces religions. Elle considère avec un respect sincère ces manières d’agir et de vivre, ces règles et ces doctrines qui, quoiqu’elles diffèrent en beaucoup de points de ce qu’elle-même tient et propose, cependant apportent souvent un rayon de la vérité qui illumine tous les hommes ».

On mesure ici l’évolution avec une attitude antérieure discriminatoire à l’égard des autres religions, qu’une formule comme « « Hors de l’Église pas de salut » a pu symboliser, même dans ses variations historiques.[1]. Dans une lecture politiste, cette approche catholique peut être référée à une attitude hégémonique. Le catholicisme, adossé à des Etats européens plus riches et plus puissants que d’autres structures politiques dans le monde et s’appuyant sur ceux-ci pour son extension dans le monde, bénéficie d’une concentration de moyens matériels et immatériels (économie du savoir), dispose et de soutiens pour imposer un discours dominant dans la distribution des biens du salut, et de la stabilité d’un ordre international qui lui est favorable. L’autoreprésentation du Saint-Siège à la tête de la chrétienté, bien qu’affaiblie par les guerres de religions et l’émergence des Lumières, demeure chez les souverains pontifes celle d’une institution ayant le monopole de la vérité, délégitimant les autres confessions chrétiennes comme schismatiques, condamnant le judaïsme – il faut attendre le concile Vatican II pour que soit bannie la désignation des Juifs comme « peuple déicide » et voyant en l’islam un « ensemble d’erreurs » et en Mahomet un « imposteur », comme le souligne Michel Younes dans une étude érudite : « Extérieur à l’islam, l’Occident chrétien, à son tour, a repris et renforcé ce regard négatif d’opposition. Culturellement, le christianisme latin s’est construit à distance du substrat oriental. Doctrinalement, il est devenu farouchement anti-arien. Les confrontations de type militaire entre le VIIIe et le XIe siècles pour faire face aux conquêtes venant du Sud de l’Europe ont ancré, de part et d’autre, un rejet respectif et durable. Malgré les avis divergents et les rencontres exceptionnelles, l’approche chrétienne de l’islam est restée tributaire d’une méfiance mutuelle. C’est pourtant au cœur de cet Occident qu’une nouvelle phase s’annonce. Après la période apologétique, l’orientalisme qui est né au XVIIe siècle avec des chaires au Collège royal sur le syriaque et l’arabe5, a laissé apparaître une phase que l’on pourrait qualifier « islamologique ». Malgré un contexte colonial et un passé conflictuel, émerge l’intérêt pour l’islam comme un fait, une donnée de l’histoire, l’islam en lui-même. Un intérêt habité toutefois, jusqu’au milieu du XXe siècle, par le souci missiologique, dans le sens d’une volonté de convertir les musulmans. L’effort de connaître l’islam n’a pas évacué complètement une missiologie qui reste marquée par des idées développées depuis l’époque médiévale, décrivant les dogmes de l’islam comme un ensemble « d’erreurs » diffusées par un « imposteur », Muḥammad considéré comme un « faux » prophète »[2].

« L’Empire » des papes ne se pense pas dans une communauté de destin avec les autres religions, mais dans une logique de conversion de ces dernières. La Première Guerre mondiale qui signe le déclassement des Etats européens, l’émergence d’un monde bipolaire après 1945, la création de l’ONU et particulièrement la naissance de l’UNESCO qui symbolise la reconnaissance du respect de la diversité des cultures dans un monde également marqué par la décolonisation, mettent à mal l’ecclésiocentrisme dominateur de Rome. Et c’est avec cette posture hégémonique que le concile Vatican II rompt au moins formellement, ce qui se traduit dans un premier temps par la création d’un ensemble de structures : en 1964 est institué un Conseil Pontifical pour le Dialogue Interreligieux et dans un contexte de « détente interreligieuse »[3], les relations plus spécifiquement islamo-chrétiennes s’épanouissent notamment dans l’organisation de colloques publics, régulièrement tenus à partir des années 70[4] et, à partir de l’impulsion donnée par le centralisme que favorise l’institution romaine, que ce soit au niveau national ou au niveau européen, les initiatives fleurissent. Ainsi en France, comme dans d’autres pays, la Conférence épiscopale met en place en 1973 un Secrétariat pour la rencontre avec les musulmans, lequel devint ensuite un Service des Relations avec l’Islam. La revue Islamochristiana, est publiée annuellement à partir de 1975 par l’Institut Pontifical d’Etudes Arabes et d’Islamologie (PISAI) et devient rapidement une revue de référence. En 1977 est fondé le Groupe de Recherche Islamo-Chrétien (GRIC), en 1989 l’Association pour le Dialogue Islamo-Chrétien (ADIC) devenue en 1995 l’Association pour le Dialogue International Islamo-Chrétien et les Rencontres Interreligieuses, puis vient en 1992 l’émergence du Groupe d’Amitié Islamo-Chrétienne. Au niveau européen, se saisissent du sujet le Groupe de recherches islamo-chrétien (GRIC) (depuis 1977), les Journées d’Arras (depuis 1981), le comité Islam en Europe, créé en 1987 par le Conseil des Conférences Épiscopales d’Europe (CCEE) et la Conférence des Églises Européennes (KEK).

Surtout, ce maillage s’articule à celui créé par le Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux évoqué précédemment, qui structure durablement ses relations avec des acteurs du monde musulman. La majorité de ses rencontres sont organisées avec des partenaires arabes du Moyen Orient : avec la World Islamic Society de Lybie depuis 1976, avec l‘International Islam Forum for Dialogue d’Arabie Saoudite depuis 1995, avec le Comité permanent de l’université Al-Azhar du Caire depuis 1985, avec le Royal Institute for Interfaith Studies de Jordanie, depuis 1999 ; enfin, avec le Doha International Center for Dialogue, depuis 2006. Le titre d’un des ouvrages du jésuite belge Jacques Dupuis (1923-2005), paru en 2002, montre bien la perspective ouverte durant cette période : La rencontre du Christianisme et des autres religions. De l’affrontement au dialogue. Mais un autre théologien, le dominicain français Claude Geffré, en précisa les limites, estimant que la déclaration Nostra ætate proposait « une certaine éthique du dialogue avec les autres religions », mais qu’« elle ne fournissait pas un fondement théologique qui justifie clairement le dialogue encouragé par l'Église ».[5]

  1. Dialogue théologique et dimensions politiques

Ce contexte postconciliaire, bercé par un certain optimisme, devra composer avec les évolutions respectives des acteurs concernés, la baisse d’influence spectaculaire du catholicisme d’un côté, l’évolution de l’islam en Europe (implantation de communautés musulmanes et européanisation de l’islam), et bien sûr, l’émergence des islams politiques et, en fin de compte, d’un terrorisme se revendiquant de l’islam et venant nourrir l’islamophobie. Deux événements vont contribuer à en modifier les trajectoires de réception.

Assise 1986

C’est dans le contexte précédemment évoqué que l’initiative du Rassemblement d’Assise prise par Jean-Paul II voit le jour, et marque une première inflexion sensible : la question du lien entre religions et paix, religions et tolérance, celle de la liberté religieuse, commencent à supplanter l’approche théologique et spirituelle qui nourrissait le travail des précurseurs des relations entre catholiques et musulmans et soutenaient la dynamique engagée depuis Vatican II. Pour le dire de manière quelque peu schématique, chez ce pape très géopolitique que fut le pontife polonais, le registre politique du dialogue islamo-chrétien commence à contrebalancer le registre théologique, tout au moins vient-il le nuancer : le 27 octobre 1986, 3 ans après la crise des euromissiles, alors que la guerre froide est encore une réalité tangible, à l’initiative de Jean-Paul II initiateur d’une géopolitique religieuse qui l’a amené notamment en Turquie en 1979, au Maroc en 1985, et à visiter la synagogue de Rome le 13 avril 1986, ce sont en effet 150 responsables religieux  représentant une douzaine de religions (bouddhistes, hindous, jaïnistes, musulmans, shintoïstes, juifs, amérindiens, animistes, sikhs, zoroastriens, bahaïs) qui se rassemblent à Assise, en Italie, pour une « Journée mondiale de prière pour la paix » dans un contexte d’« année internationale de la paix » proclamée par les Nations unies, alors que le monde était encore séparé en deux blocs. L’idée est alors de souligner la responsabilité spécifique des religions pour un monde en paix, et par ricochet, à traiter également de la paix entre les religions. De cet événement, la cardinal Etchegaray, président du Conseil pontifical Justice et Paix, dira : « Assise a fait faire un bond en avant extraordinaire de l'Eglise vers les religions non chrétiennes, qui nous paraissaient jusque-là vivre dans une autre planète. La rencontre, voire le choc des religions, est sans doute un des plus grands défis de notre époque, plus grand encore que celui de l'athéisme ».

 

Ratisbonne, 2006

10 ans plus tard, surgit la polémique de Ratisbonne[6]. Le 12 septembre 2006, à l’université de Ratisbonne en Allemagne, le discours du pape Benoît XVI sur le rapport entre raison et foi, qui intègre une réflexion sur les rapports entre religion et violence, et au sein de laquelle l’islam n’est abordé que dans trois paragraphes, provoque en effet une polémique mondiale notamment dans les pays musulmans. Au-delà des violences enregistrées, c’est le processus qui s’engage qui est intéressant à souligner.

Un mois plus tard, le 13 octobre 2006, 38 leaders et intellectuels musulmans puis un peu plus tard 138 chercheurs universitaires, hommes de religion et intellectuels musulmans, adressent une lettre au pape et à d’autres chefs religieux chrétiens, pour notifier leur mécontentement. S’ensuit une rencontre interreligieuse en juillet 2008[7], qui réunit chrétiens, bouddhistes, hindous à l’invitation du roi d’Arabie Saoudite, à Madrid. La Déclaration finale commune permet aux participants de partager quelques convictions théologiques communes, de refuser l’idée d’un clash des civilisations notamment, même si aucune référence à la liberté religieuse n'apparaît.

Surtout, en novembre 2008, est organisé au Vatican le Forum catholique-musulman[8] avec 24 participants de chaque côté, outre 6 observateurs chrétiens et 6 musulmans. Le thème était porteur de nouveauté : « Amour de Dieu, amour du prochain dans le christianisme et dans l’islam » et la rencontre s’achève par un communiqué commun affirmant entre autres l’égale dignité de l’homme et de la femme, la possibilité de pratiquer sa religion en privé et en public, le respect dû aux symboles et aux pratiques propres à toutes religions
et enfin la condamnation de l’utilisation de la religion pour justifier le fondamentalisme ou le terrorisme[9]. Ce qu’il est désormais convenu d’appeler la « Lettre des 138 » (lettre signée désormais par plus de 250 personnalités musulmanes) a ainsi généré une nouvelle dynamique dans le dialogue islamo-chrétien, dialogue qui se stabilise selon le cardinal Tauran (1943-2018),  président du conseil pontifical pour le dialogue inter-religieux
de 2007 à 2018, autour de 4 modalités[10] : ce qu’il nomme un : dialogue de la vie (relations humaines spontanées), un dialogue des œuvres (collaborations au bien commun, volontariat), un dialogue théologique (entre spécialistes) et enfin, un dialogue des spiritualités. Tel est l’héritage légué par Benoît XVI au pape actuel.


[1] Cf Hors de l’Église pas de salut Histoire d’une formule et problèmes d’interprétations, maître – ouvrage du théologien Bernard Sesboüé.

[2] Younes, Michel. Les approches chrétiennes de l'Islam. Paris : Editions du Cerf, 2020. Version numérique, pp.6/7

[3] Cette institution était loin d’être isolée et s’inscrivait plutôt dans un ensemble de créations, qui devaient être promises à un bel avenir. Chez les protestants, en effet, le Conseil Œcuménique des Eglises mit sur pied un Office pour les Relations Interreligieuses. Sous l’impulsion des instances de l’ONU, naquit la Conférence Mondiale des Religions pour la Paix (CMRP), qui tint ses premières séances à Kyoto en 1970, à Louvain en 1974, à New-York en 1979. Voir la Note parue à l‘Observatoire de géopolitique des religions, IRIS : https://www.iris-france.org/wp-content/uploads/2022/09/Septembre_2022_ObsGeopoReligieux.pdf.

[4] A Cordoue en 1974, à Tunis en 1974, à Tripoli en 1976, encore Cordoue en 1977, à Al-Azhar en 1978.

[9] Sur la polémique de Ratisbonne, voir notamment l’article de Maurice Borrmans « Où va le dialogue islamo-chrétien » ? : https://www.cairn.info/revue-etudes-2009-2-page-209.htm

 

 
  1. Vers un « régime de tolérance » ?

Sans méconnaître les discussions théologiques au sujet du dialogue islamo-chrétien, on ne situera pas ici l’analyse des relations islamo-chrétiennes, ou islamo-catholiques dans une perspective historico-théologique. Dans le droit fil de ce qui précède, on se limitera aux aspects politiques et géopolitiques du travail poursuivi par le Saint-Siège et le pape François depuis 2013. La thèse soutenue ici est que l’on assiste, depuis le début de ce pontificat, à une mutation importante dans l’ordre des relations entre le catholicisme et l’islam, mutation ayant un impact sur la scène internationale et donc à observer de près par les Etats. Cette mutation correspond à un processus de coexistence assumée entre religions, une « normalisation » et une « pacification » de leurs relations ordonnées autour d’un ensemble de principes, de règles et de représentations partagées à la fois les concernant mais aussi touchant à ce qu’elles considèrent relever de leur mission dans les sociétés au sein desquelles elles évoluent : cet ensemble sera désormais désigné comme un « régime de tolérance ».

A côté des questions traditionnelles traitées par le dialogue islamo-chrétien, déjà élargi par l’approche de Jean-Paul II (de la rencontre d’Assise à sa condamnation de la guerre nord-américaine contre l’Irak) se sont ajoutées le sort des minorités chrétiennes notamment en pays musulmans et la question de la citoyenneté, la situation des chrétiens du Proche-Orient symbolisé par la guerre en Syrie, les progressions du terrorisme international, les défis posés par l’islamisme radical. Progressivement, il nous semble que le dialogue islamo-chrétien tend à se fondre dans un ensemble plus large et finalement prioritaire, qui porte sur la paix entre les religions, et donc sur la question de la tolérance et de la liberté religieuse. C’est dans cette perspective que l’on associera ici les voyages pontificaux, les rencontres avec des dignitaires religieux musulmans, l’attention portée à des documents signés, pour mettre en exergue l’émergence, autour de la politique du Saint-Siège mais aussi d’acteurs musulmans (Emirats Arabes Unis par exemple), d’un ensemble de principes, normes et règles concernant la tolérance religieuse par des acteurs de natures et de légitimités différentes (acteurs étatiques, organisations religieuses, leaders religieux), trois caractéristiques de ce que le politologue néo-réaliste américain Krasner désignait comme « régime »[11] et qui nous permettent d’évoquer la lente mise en place d’un « régime de tolérance » entre acteurs étatiques et religieux (on ne traitera pas du pendant onusien de cette politique). Pour rappel, selon Zoungni, « la théorie des régimes postule que la nature anarchique du système international incite les États à institutionnaliser leurs rapports avec leurs homologues dans certains domaines d’intérêts communs. Ainsi, l’édification d’un régime leur permet de coopérer par l’entremise d’un cadre régulé et d’atteindre des objectifs autrement inaccessibles dans un environnement anarchique. Les régimes peuvent alors être considérés comme le résultat de calculs utilitaires de la part d’acteurs étatiques rationnels et de conjonctures particulières. Logiquement, on comprend que lorsque des États ont des intérêts convergents, la coopération s’avère plus profitable que la confrontation, car les coûts de l’autarcie s’avèrent trop élevés par rapport aux bénéfices possibles de la coopération Stephen Krasner définit un régime comme un ensemble de « principes, normes, règles et procédures de prise de décision implicites ou explicites, autour desquels les attentes des acteurs convergent dans un domaine donné des relations internationales »[12].

Ce que la politique du Saint-Siège, dans la cadre de nouvelles relations établies avec des acteurs étatiques et / ou religieux musulmans vise est bien d’institutionnaliser ses rapports avec ses homologues, ici acteurs étatiques musulmans et autorités musulmanes sunnites et chiites, en estimant que la coopération est effectivement plus profitable que la confrontation pour l’ensemble des acteurs du système international. Ce que le chef de la curie romaine, cardinal Parolin expliquait ainsi à l’Assemblée générale de l’ONU en 2014 : « Quelles sont alors les voies qui s’ouvrent à nous ? Tout d’abord, il y a la voie de la promotion du dialogue et de la compréhension entre les cultures qui est déjà contenue de façon implicite dans le préambule et dans l’article un de la Charte des Nations unies. Cette voie doit devenir un objectif toujours plus explicite de la communauté internationale et des gouvernements si nous voulons réellement nous engager en vue de la paix dans le monde. Dans le même temps, nous devons rappeler que le rôle des organisations internationales ou des États n’est pas d’inventer la culture, et qu’il n’est pas non plus possible de le faire. De même, il ne revient pas aux gouvernements de se proclamer les porte-paroles des cultures, ni d’être les acteurs responsables au premier plan du dialogue interreligieux et culturel. La croissance naturelle et l’enrichissement de la culture est, en effet, le fruit de toutes les composantes de la société civile qui œuvrent ensemble. Les organisations internationales et les États ont en revanche le devoir de promouvoir et de soutenir, de façon décisive et avec les moyens financiers nécessaires, ces initiatives et mouvements qui promeuvent le dialogue et la compréhension entre les cultures, les religions et les peuples. La paix, après tout, n’est pas le fruit d’un équilibre de pouvoirs, mais surtout le résultat de la justice à tous les niveaux et, par-dessus tout, de la responsabilité commune des personnes, institutions civiles et gouvernements. En effet, cela signifie se comprendre mutuellement et apprécier la culture et la situation de l’autre. Cela comporte également de se préoccuper les uns des autres »[13]

Globalement, disons que ce régime de tolérance s’ordonne autour de trois idées majeures, portant sur le rôle à jouer par les religions au sein des sociétés, sur un constat identique concernant le critère d’une religiosité authentique et sur des perspectives communes d’action pour la paix, autant que critères que l’on retrouve traités dans les différents déplacements pontificaux.

Régime de tolérance et déplacements pontificaux

Dès 2013, dans son premier discours devant les diplomates accrédités auprès du Saint-Siège, le pape insiste sur le dialogue avec l’islam et sur le rôle des religions dans la vie publique en général et dans la construction de la paix en particulier : « Dans ce travail, précise-t-il, le rôle de la religion est fondamental. Il est impossible de construire des ponts entre les peuples en oubliant Dieu ». « Mais l'inverse est aussi vrai : il est impossible d'établir de vrais liens avec Dieu en ignorant les autres peuples. Aussi est-il important d'intensifier le dialogue avec les diverses religions, et je pense en particulier au dialogue avec l'islam ». En septembre 2014, lorsqu’il se rend en Albanie (60% des Albanais sont musulmans), premier déplacement dans un pays européen en dehors de l’Italie, le souverain pontife érige le pays en modèle de cohabitation entre confessions religieuses et précise : « Que personne ne prenne prétexte de la religion pour accomplir ses propres actions contraires à la dignité de l’homme et à ses droits fondamentaux, en premier lieu celui à la vie et à la liberté religieuse de tous », aux côtés du chef de l’Etat albanais Bujar Nishani, lui-même musulman.

Se déplaçant un an plus tard en Turquie, le pape rencontre le président turc et le président du Diyanet, mais on retiendra surtout qu’en 2015, se rendant au PISAI[14] à l’occasion du 50ième anniversaire de l’institut, le pape demande que tous les dirigeants religieux, politiques, intellectuels musulmans condamnent « clairement » et sans ambiguïté le terrorisme islamiste, réitérant ainsi une demande déjà formulée lors de son déplacement en Turquie.

En juin 2015, son voyage en Bosnie-Herzégovine est l’occasion de répéter la démonstration faite à Tirana, et 20 ans après la fin du conflit, de présenter Sarajevo comme ville symbole du multiculturalisme. Alors qu’il dépeint le contexte international comme « une espèce de troisième guerre mondiale livrée par morceaux », le pape souhaite intensifier le dialogue inter-religieux, « condition indispensable pour la paix, et pour cette raison [...] un devoir pour tous les croyants. Sur un continent et dans un contexte différents, quelques mois plus tard, se rendant au Kenya, en Ouganda et en République centrafricaine, Bergoglio lance de nouveau un appel au dialogue entre chrétiens et musulmans.

Dans l’ensemble des rencontres à Rome et des déplacements (à ceux déjà mentionnés s’ajoutent notamment le Maroc en 2019, le Kazakhstan en septembre), on retiendra plus particulièrement en 2016 les rencontres entre le pape François et le grand imam d'Al-Azhar au Vatican, son déplacement aux Emirats arabes Unis en 2019 puis en Irak en 2021.

En février 2019, le pape se rend aux Emirats Arabes Unis. Ce déplacement est important, non pas seulement pour la diplomatie religieuse mais plus globalement pour l’ensemble des sociétés soumises à des tensions liées aux identités religieuses. Il s’inscrit dans le cadre d’une évolution positive des relations entre des responsables musulmans et le Saint-Siège. Ce dernier entretient des relations diplomatiques avec les EAU depuis mai 2007 ; si les EAU ne respectent pas les différents déclarations et conventions internationales qui entendent régir la liberté religieuse, en revanche ils font montre d’une relative tolérance à l’égard des minorités religieuses qui peuvent pratiquer, dans des conditions précises et restreintes, leur culte. Le voyage du pape est l’aboutissement d’un long travail diplomatique, initié sous Benoît XVI, lequel avait également lancé, on l’a mentionné, un processus de dialogue islamo-catholique. Dans ce contexte, le déplacement a présenté trois enjeux majeurs.

La place des minorités religieuses : en janvier 2016, les EAU ont organisé conjointement avec le roi Mohammed VI (Maroc et EAU sont de tradition malékite) une rencontre internationale sur les « droits des minorités religieuses dans le monde islamique », visant à revisiter la question. Une seconde réunion s’est tenue au Caire en 2017, organisée alors par l’université égyptienne d’Al-Azhar dont le grand imam, Ahmed Al-Tayeb, a été reçu deux fois à Rome par le pape. Le Conseil des sages musulmans, créé en 2014 par A. Al-Tayeb, participait à cette rencontre et c’est ce même Conseil qui accueillera ce 4 février le pape aux EAU. Le grand imam d’Al-Azhar recevra le pape aux EAU dans le cadre d’une rencontre sur la « fraternité humaine ». Rappelons enfin qu’en septembre 2017, le secrétaire général de la Ligue islamique mondiale avait été reçu par le pape, à Rome. On retrouve donc ici une double caractéristique de la diplomatie pontificale : une insistance sur les relations bilatérales, d’Etat à Etat, qui vise à promouvoir la liberté religieuse pour les catholiques (liberté de nomination des évêques, liberté de culte notamment : rappelons que les chrétiens constituent le groupe religieux le plus discriminé dans le monde avec, selon l’ONG Portes Ouvertes, près de 4035 tués en 2017), et une articulation avec des enjeux plus globaux : ici la liberté religieuse, au sens des normes internationales.

Le rôle du dialogue interreligieux : dans la perspective du pape, le dialogue inter-religieux, ou les relations inter-religieuses ont une portée plus large que celle qui concerne les seuls acteurs religieux. Ces relations s’inscrivent dans le « service » que l’Eglise catholique peut rendre au sein des différentes sociétés où elle est présente. L’Eglise catholique se veut médiatrice entre les Etats et leurs acteurs religieux, estimant concourir à un régime de tolérance et une pacification des sociétés en arrimant l’ensemble des acteurs religieux à un dialogue pragmatique.

La lutte contre l’instrumentalisation politique du religieux : dernier aspect de l’approche proposée par Bergoglio : le refus d’une instrumentalisation politique du religieux. D’où un refus systématique d’assimiler l’islamisme à l’islam et même de parler de « violence religieuse », voyant dans cette dialectique du substantif et du qualificatif une relation antinomique.

C’est de février 2016 que date la première rencontre entre le pape François et le grand imam d'Al-Azhar au Vatican. Cette rencontre survenait après une dizaine d'années de relations tendues entre les deux institutions du fait de propos controversés de Benoit XVI sur l'islam à Ratisbonne. Trois ans plus tard, en 2019, lors de son voyage aux Émirats, le pape signe avec le cheikh Ahmad el Taïeb, grand imam de la mosquée et de l’université égyptienne d’Al Azhar, un document sur la « fraternité humaine ». Cette année 2019 est celle où les franciscains ont célébré le huitième centenaire de la rencontre de Damiette entre le Sultan ayyoubide al-Malik al-Kāmil et François d’Assise, et le pape François a souhaité poser un geste fort. Son voyage aux Émirats Arabes Unis, prend place dans le cadre d’un congrès organisé par le Conseil des sages musulmans et c’est dans ce contexte qu’il rencontre de nouveau Aḥmad al-Ṭayyeb. Et ce sont cette régularité de rencontres et une communauté de vue sur l’état du monde qui permettent la signature le 4 février 2019 du document intitulé « La fraternité humaine » (al-Uḫuwwa al-insāniyya). Selon le pape, ce texte prouve qu’« il est possible de se respecter les uns les autres et de dialoguer. (…) Malgré les différences de culture et de traditions, les mondes chrétien et islamique apprécient et défendent des valeurs communes ».

Notons que quelques mois plus tard, du 27 au 29 mai 2019, se tenait à La Mecque un autre Congrès international, organisé cette fois-ci par la Ligue islamique mondiale, qui aboutissait à la promulgation d’un texte promouvant des valeurs de respect, d’ouverture, de modération : c’est la Charte de La Mecque (Waṯīqat Makka al-mukarrama).

 

La visite du pape François en Irak en mars 2021 est importante, à plusieurs titres. Elle est révélatrice de tendances profondes au sein de la diplomatie vaticane ; elle manifeste le rôle des acteurs religieux dans la géopolitique internationale ; elle pointe enfin des enjeux historiques pour les pays du Proche Orient.

Ce déplacement importe bien sûr pour la minorité chrétienne qui vit en Irak et a été durement éprouvée depuis une vingtaine d’années. C’est d’ailleurs, classiquement, la première dimension des déplacements pontificaux : ceux-ci ont toujours une dimension pastorale, qui vise à soutenir, renforcer les communautés locales, et, par les voies diplomatiques, à s’efforcer que la liberté de culte soit reconnue et pratiquée. Le cas irakien présente une similitude avec le cas libanais. S’adressant au Liban en février 2020, le pape écrivait : « Il est plus que jamais nécessaire que le pays garde son identité unique, pour assurer l’existence d’un Moyen-Orient pluriel, tolérant et divers, où la présence chrétienne peut offrir sa contribution et n'est pas réduite à une minorité qu’il faut protéger ». Le propos du pape est ici tout à la fois politique et culturel. Politique, car pointant la notion de citoyenneté au lieu d’insister sur la dimension minoritaire ; culturel, puisque pour le Liban, comme pour l’ensemble du Moyen Orient, l’émigration chrétienne est un appauvrissement culturel.  Ce déplacement est important pour les relations entretenues par le Saint-Siège avec les pays musulmans. Depuis le début de son pontificat, le pape s'est rendu, on l’a déjà rappelé, dans des pays dont la population est majoritairement musulmane, comme l'Egypte, l'Azerbaïdjan, le Bangladesh et la Turquie, le Maroc. Après avoir rencontré à plusieurs reprises au Caire, à Rome ou à Abu-Dhabi le grand imam d’al-Azhar, Ahmed al-Tayeb, le pape se rend dans un pays à majorité chiite, et y rencontre de surcroît une figure chiite singulière, le grand ayatollah Ali Al Sistani, plus haute autorité de l'islam chiite en Irak. Opposé à l’influence iranienne en Irak, opposé également à la ligne majoritaire du clergé chiite iranien, velayat e-faqih : littéralement, la « tutelle des jurisconsultes », à savoir la fusion entre la religion et la politique théorisée et mise en pratique par l’ayatollah Khomeini, Sistani n’adhère pas plus à l’utopie d’un nouveau califat proposé par certains sunnites. La rencontre programmée entre Sistani et François a donc une dimension particulière, à la fois interne au monde musulman mais aussi révélant un répertoire d’actions assez large, qui associe tout à la fois une pratique classique du dialogue interreligieux, un segment plus spécifique portant sur les relations islamo-catholiques, et une approche purement politique visant à promouvoir la liberté religieuse au sein des Etats musulmans.

En résumé, ce déplacement, à travers la question des chrétiens d’Orient, a une portée symbolique pour le christianisme et le catholicisme, soulève la question de la citoyenneté en reléguant celle des minorités et valorise la coexistence de confessions religieuses dans des Etats musulmans et donc interpelle ces derniers sur le pluralisme interne au monde proche oriental. Version religieuse, dans la rhétorique pontificale, François se présente comme « pèlerin de la paix ».

 

Conclusion : les caractéristiques du régime de tolérance

Un concept et une comparaison viennent donc à l’esprit pour définir le travail diplomatique entrepris et qui se poursuit donc par le déplacement à Bahreïn : le concept est celui déjà évoqué de « régime international » du politologue Stephen Krasner ; et la comparaison porte sur le processus d’Helzinki.

Un régime international de tolérance : sensibilité à la diversité des contextes politiques et culturels, attachement à dialoguer avec un ensemble de sensibilités du monde musulman, rencontres personnelles et institutionnelles, signatures de documents : voilà ce qui illustre ce régime de tolérance, la notion de régime étant définie par Krasner, rappelons-le, comme "sets of implicit or explicit principles, norms, rules, and decision-making procedures around which actors' expectations converge in a given area of international relations »[15]. Les régimes internationaux intègrent donc quatre éléments : des principes, des normes, des règles et des procédures, et c’est en ce sens que l’on peut évoquer un « régime international de tolérance » dont on trouvera les principaux fondements notamment dans :

  • la Déclaration d’al-Azhar du 4 décembre 2014 sur la lutte contre l’extrémisme et le terrorisme, qui mentionne en son 2e article « que les musulmans et les chrétiens d’Orient sont frères, ils appartiennent à une même civilisation, aux mêmes nations […] la diversité des religions et des confessions restera un témoignage indispensable pour eux et pour le monde » ; par la création en 2014 aux Emirats arabes unis du  Conseil des Sages dont la présidence a été confiée à Aḥmad al-Ṭayyeb, Grand Imam d’al-Azhar ;
  • La charte inaugurale du Conseil des sages musulmans des Emirats Arabes Unis ;
  • Le document du 4 février 2019 intitulé « La fraternité humaine pour la paix mondiale et la coexistence commune » (al-uḫuwwa al-insāniyya min aǧl al-salām al-ʿālamī wa-l-ʿayš al-muštarak) ;
  • La Charte de la Mecque signée en mai 2019[16] ;
  • La Déclaration finale du VIIe Congrès des leaders des religions mondiales et traditionnelles[17].

Lutter contre les idéologies extrémistes, approfondir la notion de citoyenneté, affirmer l’importance des religions et donc d’une ouverture à une altérité transcendante dans les sociétés, favoriser le travail des religions pour la paix, tels sont les principes qui structurent ce régime international de tolérance.

Les normes évoquées par Krasner, sont des modèles de comportement que l’on peut ici indexer à une éthique et une pratique de la rencontre ; les règles, encore sans doute peu développées, sont liées à une manière d’évoquer les religions, de désigner les critères d’une vraie religiosité qui externalise immédiatement les extrémismes comme ne relevant pas des traditions religieuses ; quant aux procédures, on évoquera ici par exemple la recherche d’un consensus multilatéral (dans la définition de la tolérance, de la liberté religieuse, voire de la liberté de conscience perçue et travaillée différemment suivant les confessions). Certes, l’ensemble de ce dispositif est loin de permettre une liberté religieuse réelle dans tous les contextes, et une analyse attentive des documents signés dévoile facilement les écarts entre la compréhension des principales libertés et leur définition même, et les textes, déclarations et conventions émanant des institutions onusiennes. Il n’empêche que se mettent un place un dispositif, des pratiques et des représentations qui manifestent une évolution, relevant d’un jeu stratégique ou d’évolutions intellectuelles réelles, qui constituent un nouveau référentiel dont l’un des aspects les plus importants réside dans la signature de documents communs. Il peut y avoir loin de la signature d’un document à l’application de ses principes.

Mais c’est ici que l’exemple de la Conférence d’Helsinki est utile. A l’image de l’Acte final de la CSCE[18], les documents évoqués précédemment constituent une sorte d’extrapolation de normes universelles, et leur mise en pratique passera par une action multilatérale, dans le cadre d’organisations internationales. Le dispositif qui se met en place ne crée pas un système parallèle concurrentiel, sa démarche est plutôt articulée aux efforts plus vastes de l’ONU dans le domaine de la paix ; ses préoccupations, qui visent spécifiquement les relations entre religions et l’intégration de ces dernières dans les sociétés, témoignent de la complexité inhérente aux processus de sécurité et de coopération.

Ce régime de tolérance ouvre donc des perspectives plutôt favorables, dès lors qu’elles savent les saisir, aux institutions internationales (UNESCO par exemple) et étatiques (Etats ayant intégré un segment relatif aux religions dans leur politique étrangère) qui comprennent la complexité de la lutte contre les radicalisations religieuses. C’est en ce sens que le déplacement pontifical à Bahreïn mérite l’attention des Chancelleries.

[11] Pour un relecture critique synthétique de la théorie des régimes, voir par exemple « La théorie des régimes dans un monde globalisé », de Fiacre Thibaut Zoungni : https://glocalismjournal.org/wp-content/uploads/2020/03/zoungni_gjcpi_2015_1.pdf

[12] Id, p.3

[14] 'Créé initialement en 1926 puis sous le nom d’Institut des Belles Lettres Arabes en 1931 à Tunis par les Missionnaires d’Afrique, transféré à Rome en 1964 dans le contexte conciliaire, et devenue en 1979 Institut pontifical d’études arabes et d’islamologie. Cf : https://en.pisai.it/the-pisai/our-history/

[15] Krasner, Stephen D. (1982). "Structural Causes and Regime Consequences: Regimes as Intervening Variables". International Organization. 36 (2): 185–205.

[16] https://relations-catholiques-musulmans.cef.fr/wp-content/uploads/sites/17/2019/09/Charte-de-la-Mecque-Traduction-officielle-en-francais.pdf - Concernant les deux derniers documents, voir l’analyse pénétrante d’Emmanuel Pisani : « Le Document sur la fraternité humaine d’Abou Dhabi du 4 février 2019 et la Charte de La Mecque du 29 mai 2019 - Entre stratégies concurrentielles et avancées théologiques », in : https://journals.openedition.org/mideo/5741 - Parmi les études de Pisani : https://www.cairn.info/publications-de-Emmanuel-Pisani--129327.htm

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La diplomatie pontificale en Ukraine

5 Octobre 2022, 09:57am

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Avant l’Angélus dominical ce 2 octobre, le pape François est sorti de l’effacement qui lui était reproché depuis le début de la guerre en Ukraine, se positionnant plus fermement en s’adressant directement à Vladimir Poutine. Pour François Mabille, chercheur au CNRS et directeur de l’observatoire de géopolitique des religions de l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques, « la dernière prise de position du pape François (…) traduit le retour du Pape vers les fondamentaux du Saint-Siège en matière de médiation et de paix ». Entretien. 

https://fr.aleteia.org/2022/10/04/ukraine-la-diplomatie-de-francois-est-une-diplomatie-de-mouvement/

 

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Vers une géopolitique interreligieuse ?

1 Octobre 2022, 19:56pm

Publié par francois-mabille.over-blog.fr

Note pour l'Observatoire de géopolitique du religieux - IRIS :

https://www.iris-france.org/wp-content/uploads/2022/09/Septembre_2022_ObsGeopoReligieux.pdf

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Participations aux émissions de France Culture

18 Août 2022, 08:39am

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https://www.radiofrance.fr/personnes/francois-mabille?p=2

François Mabille

chercheur en Sciences politiques au Groupe Religions, Sociétés, Laïcités au CNRS et à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes

Directeur de l'Observatoire de géopolitique des religions, IRIS

 
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Ukraine : quels sont les objectifs de la diplomatie vaticane ? Mardi 16 août 2022

18 Août 2022, 08:27am

Publié par francois-mabille.over-blog.fr

Ukraine : quels sont les objectifs de la diplomatie vaticane ?

Mardi 16 août 2022

Emission sur France Culture : "Le temps du débat" :

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-temps-du-debat-d-ete/le-temps-du-debat-du-mardi-16-aout-2022-6868732

Résumé

Depuis le conflit en Ukraine, quelle place tient le Vatican ? Comment expliquer la neutralité dont il fait preuve ?

avec :

Constance Colonna-Cesari (Journaliste et réalisatrice, spécialiste du Vatican),

François Mabille (chercheur en Sciences politiques au Groupe Religions, Sociétés, Laïcités au CNRS et à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, directeur de l'Observatoire de géopolitique des religions à l'Iris),

Florence Mangin, ambassadrice près le Saint-Siège.

 Résumé :

Depuis le déclenchement de la guerre russo-ukrainienne en février 2022, le Saint-Siège, État universel millénaire, s’obstine, entrevue après entrevue, à rétablir la paix en Europe. Pourtant, malgré une mission pontificale menée en mars par les cardinaux Krajewski et Czerny, il semblerait que sa diplomatie, forte d’un réseau de rangs international, échoue à accomplir sa mission théologique première : assurer l’harmonie dans la grande famille de l’humanité. En effet, le Vatican n’est pas qu’une institution spirituelle s’occupant du salut de l’âme des catholiques, il est dirigé par une véritable administration, dotée de haut-fonctionnaires, dont le corps diplomatique est un des plus réputés au monde. Depuis une petite décennie, le Pape François, premier évêque de Rome sud-américain, essaie d’incarner cette voix toute particulière de l’Eglise dans le grand concert des nations, en n’hésitant pas d’ailleurs à tracer un chemin à rebours de ses prédécesseurs.

Ainsi, il s'agit au cours de cette émission d’explorer les forces et faiblesses de la diplomatie du Pape François à la lumière de la gestion des conflits qui ont traversé son pontificat.

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Le pape François et la guerre Russo-Ukrainienne

2 Juillet 2022, 15:04pm

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A point nommé - Le pape François et la guerre Russo-Ukrainienne

 

Geneva Graduate Institute - Institut de hautes études internationales et du développement

Chaire Yves Oltramare : Religion et politique dans le monde contemporain.

Merci à Jean-François Bayart et Edouard Merlo

https://www.youtube.com/watch?v=AUGKYsgAUSk

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Les apories de la politique du Saint-Siège en Ukraine

12 Mai 2022, 13:28pm

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Les apories de la politique du Saint-Siège en Ukraine

 

Il aura fallu attendre le 3 mai 2022 pour que le pape prenne la décision de critiquer le patriarche Kirill de Moscou au sujet de son attitude face au conflit et dénonce publiquement le refus de Poutine d’accepter sa proposition de médiation. Encore les déclarations pontificales au journal italien Il Corriere della Serra sont-elles à la fois contradictoires avec les principes que les représentants de cette même diplomatie ne cessaient d’énoncer depuis des semaines (refus de critiquer un quelconque responsable), et demeurent-elles extrêmement ambigües, tant sur les causes du conflit que sur les voies à suivre pour en sortir, le pape demandant tout à la fois  une rencontre avec Poutine tout en reconnaissant que cela lui est refusé et s’enfermant par ailleurs dans une attitude pacifiste, critiquant ainsi les livraisons d’armes à l’Ukraine.

Comment donc qualifier la place et la portée de l’action du pape dans la guerre en Ukraine ? Si certaines analyses persistent à présenter le Saint-Siège comme « acteur éthique » des relations internationales, mu par la promotion de valeurs universelles et des « biens communs » (common goods), il semble aujourd’hui nécessaire d’insister davantage sur les caractéristiques d’un « État vestige» de nature monarchique, ordonné prioritairement autour de la défense de ses intérêts et surtout sur les évolutions inédites d’une action internationale délimitée par son pacifisme, sa politique humanitaire et son absence d’envergure géopolitique.

Lire la suite : https://www.iris-france.org/wp-content/uploads/2022/05/Mai-2022_ObsGepoReligieux.pdf

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Les Eglises orthodoxes dans la guerre en Ukraine : les conséquences multi-dimensionnelles d’un conflit

19 Avril 2022, 14:46pm

Publié par francois-mabille.over-blog.fr

Note publiée pour l'Observatoire géopolitique du religieux, IRIS - Avril 2022

https://www.iris-france.org/wp-content/uploads/2022/04/Avril-2022_ObsGepoReligieux.pdf

Les Eglises orthodoxes dans la guerre en Ukraine :

les conséquences multi-dimensionnelles d’un conflit

 

Les Eglises orthodoxes dans la guerre en Ukraine :

les conséquences multi-dimensionnelles d’un conflit

 

La guerre déclenchée par la Russie contre l’Ukraine devrait avoir des répercussions politiques et stratégiques durables. Elle est également lourde de conséquences pour les acteurs religieux, en raison du poids de l’orthodoxie slave dans l’appareil idéologique construit par Poutine, et du soutien manifesté de longue date, et renforcé ces dernières semaines, par le patriarcat de Moscou au gouvernement russe. On évoquera ici plusieurs conséquences attendues, auprès du monde orthodoxe, de la diplomatie vaticane, et enfin des modes d’action organisés par les acteurs religieux.

Le religieux au risque des identités nationales

Pour les acteurs religieux, l’identité religieuse est toujours première. Cette primauté revendiquée suppose que les valeurs et normes religieuses façonnent la construction identitaire de l’individu, structurent son comportement privé et social. Cette approche intégrale confère aussi à l’identité religieuse une posture de surplomb à l’égard des autres marqueurs identitaires possibles, notamment l’identité nationale. A cet égard, cette affirmation fréquemment contredite par l’histoire apparaît tout à la fois comme un postulat normatif et une utopie qui réside dans l’espérance d’une identité religieuse supranationale. L’idéal mythifié de la chrétienté pour le catholicisme, de « l’Orthodoxie ou Eglise orthodoxe » au singulier, comme idéal d’unité qui signifie et idéalise en même temps la « communion des Eglises orthodoxes » lesquelles sont en vérité fort divisées, ou de l’Oumma pour le monde musulman en sont trois exemples classiques, que viennent contredire d’innombrables divisions historiques, relevant de schismes doctrinaux, d’appropriations culturelles locales différentes du Texte fondateur et d’interférences politiques. Les catholiques européens se sont ainsi déchirés pendant la Grande guerre, tandis que des Etats arabes, mettant en avant leur identité musulmane, ont toujours fait prévaloir les intérêts nationaux avant leur supposée communauté d’appartenance religieuse, souvent réduite à un soft power devenu composante parmi d’autres enjeux de leurs politiques étrangères.

Le monde orthodoxe n’échappe pas à cette tension concernant la place assignée au religieux, en fonction de ses caractéristiques propres. L’organisation des Eglises orthodoxes diffère à la fois du modèle hypercentralisé et de l’hypertrophie centralisatrice du catholicisme, et du modèle éclaté du protestantisme. Sur la base d’une relecture du passé, qui doit davantage à la mémoire et aux mythes fondateurs qu’à l’analyse historique, et d’une prééminence théoriquement momentanée - mais dans les faits durables- de certaines Eglises autocéphales, se joue un très subtil travail de rivalités d’autorités normatives, de savoirs et de pouvoirs pour exercer une influence sur les croyants orthodoxes. Au sein du monde orthodoxe se joue et se rejoue depuis des siècles un processus tout à la fois d’unification et de fragmentation autour de certains pôles spiritualo-politiques, comme Constantinople et Moscou notamment, de surcroît dans des contextes géopolitiques de constitution ou de fin d’empires.

Le modèle institutionnel global auquel se réfèrent les Eglises orthodoxes est, comme toute une construction historique, arbitraire et contingent, qui accorde une place spécifique à des lieux d’autorité spirituelle et tente d’organiser des principes qui entrent en tension : Premières historiquement et hiérarchiquement, les Eglises autocéphales, c’est-à-dire indépendantes les unes les autres, constituent un défi à la notion d’Eglise orthodoxe, et institutionnalisent un processus de hiérarchie à l’égard des « Eglises autonomes », qui sont, elles, sous leur dépendance, tandis que leurs multiples oppositions mettent historiquement au défi leur principe de gouvernance doctrinale  - synode panorthodoxe par exemple – ainsi que la primauté relative et désormais contestée du patriarcat de Constantinople, « patriarcat œcuménique ». Si l’orthodoxie insiste sur la notion de communauté, qui implique par exemple que le patriarcat d’Alexandrie « gère » les orthodoxes en Afrique, ou celui de Constantinople des fidèles aussi bien en Europe, en Asie et en Amérique, autrement dit que la communauté l’emporte sur le territoire, néanmoins le principe territorial, c’est-à-dire le fait national, vient régulièrement ruiner l’idéal de la communauté : l’existence des Eglises autocéphales de Serbie, de Roumanie, de Bulgarie, de Grèce, d’Albanie en sont quelques exemples, poussés à l’extrême par l’apparition d’Eglises dites « indépendantes »  et qualifiées de « schismatiques », dans l’ordre qui leur est propre, par les autorités orthodoxes régulant jusque-là les territoires sur lesquelles elles émergent.[1]

Ce modèle unifié de l’orthodoxie est donc précaire, et il est entré en crise ouverte depuis plusieurs années. Les aléas des migrations de croyants orthodoxes, des diasporas et de leurs rapports complexes et parfois conflictuels avec leurs pays d’origine y participent ; mais c’est surtout la fin de l’Union soviétique qui a bouleversé la donne, laissant apparaître, derrière les arguments religieux, comment l’unité factice des pays frères, sous le joug soviétique, masquait des aspirations à l’indépendance, y compris sur le plan religieux. La fragmentation orthodoxe en Moldavie (1992), en République tchèque et en Slovaquie (1998), en Estonie (1996) et en Ukraine est ici significative, constituant en quelque sorte une réplique de ce qui survint lors de la Révolution russe (qui constitua un gain d’indépendance pour les orthodoxes en Finlande, Estonie, Lituanie, Lettonie, Pologne).

 

L’orthodoxie comme idéologie de substitution du régime soviéto-russe

Le point commun des exemples mentionnés ci-dessus est qu’ils mettent aux prises le patriarcat de Constantinople et celui de Moscou et surtout, manifeste la congruence entre la politique étrangère russe et la politique de présence du patriarcat de Moscou dans ces mêmes pays. Il existe en effet une évolution concomitante du régime de Poutine et du patriarcat de Moscou. Formaté par l’approche stratégique soviétique, vivant la fin de l’URSS sur le double mode de la perte et de la décadence, Vladimir Poutine a trouvé dans la religion orthodoxe, comprise au sens durkheimien, une idéologie de substitution au communisme démonétisé, et un « imaginaire de continuité » pour reprendre l’expression de Danièle Hervieu-Léger, qui lui permet de renouer avec l’histoire longue de la Russie « éternelle », par-delà la parenthèse soviétique. Au-delà de la loi de 1996 qui permet au patriarcat de Moscou de recevoir des financements et de participer aux activités diplomatiques du pays, faisant de facto de l’orthodoxie la religion quasi-officielle de la Russie, on se souviendra qu’en visite au Mont Athos en 2005, la Russie est décrite comme « puissance orthodoxe » par Poutine. Mais plus encore, c’est surtout à la nouvelle stratégie nationale de sécurité définie en décembre 2015 qu’il faut prêter attention[2]. Au-delà des aspects purement stratégiques et militaires est présentée une conception élargie de la sécurité qui intègre une dimension culturelle et religieuse. La sécurité russe est aussi celle de la défense des traditions face à une civilisation occidentale qui aurait perdu ses racines et ses valeurs chrétiennes. S’affirme ainsi la notion de « monde russe » (Russkij mir) qui fait référence aux peuples, langues et cultures issues de la Rus’, premier État russe centré sur Kiev et qui regroupe notamment les Russes, les Ukrainiens et les Biélorusses. Cette approche est à double détente : elle permet un droit de regard sur l’étranger proche qui est assimilé au « même », à l’entre-soi (Biélorusses, Ukrainiens), et elle autorise une projection territoriale dès lors que minorités russes et chrétiennes sont menacées. D’où les interventions en Syrie (protection des minorités chrétiennes), puis la déstabilisation du Donbass et bien sûr la guerre contre l’Ukraine.

C’est dans ce dernier pays que le mixte identité nationale – identité religieuse manifeste son potentiel crisogène et conflictuel. Jusqu’à la fin de la guerre froide, le patriarcat de Moscou y gère le territoire canonique orthodoxe. En 1990 renaît l’Eglise orthodoxe autocéphale ukrainienne tandis qu’en 1992, se constitue une Eglise orthodoxe ukrainienne-patriarcat de Kiev. Après la crise en Crimée (2008) puis la révolution de Maïdan qui a notamment pour effet l’auto-proclamation de la “République populaire de Donetsk” et de la “République populaire de Louhansk”, l’Ukraine non seulement se tourne de nouveau vers l’Europe mais elle refonde son identité nationale, à la fois par une politique linguistique et par une politique religieuse[3]. En 2018/2019, le Président Petro Porochenko, en difficulté dans les sondages, fait de l’autocéphalie un cheval de bataille. En résulte en décembre 2018 la création de l’Église orthodoxe d’Ukraine qui a reçu le tomos[4] d’autocéphalie du patriarche œcuménique Bartholomée de Constantinople le 7 janvier 2019 et qui est porteuse d’un projet – du reste avorté, d’unification des différentes Eglise orthodoxes présentes en Ukraine : : l’Église autocéphale, le patriarcat de Kiev, mais aussi l’Église orthodoxe ukrainienne du patriarcat de Moscou.

Conséquences religieuses du cycle conflictuel

Si l’indépendance de l’Ukraine (24 août 1991) a entrainé une pluralisation de l’orthodoxie au sein du pays, l’année 2018 ouvre un cycle de tensions voire de conflits ouverts et multidimensionnels :

  1. Au sein du monde orthodoxe 

La création de l’Eglise orthodoxe d’Ukraine n’est pas reconnue par toutes les Eglises autocéphales[5] et entraîne un conflit ouvert entre les patriarcats de Moscou et de Constantinople[6], dont la création fin 2019 d’un exarchat patriarcal en Afrique par le patriarcat de Moscou est un exemple.

L’alignement du patriarcat de Moscou sur le régime de Poutine, et notamment son soutien à la guerre russe contre l’Ukraine[7], produit une seconde ligne de fracture plus globale, beaucoup d’Eglises orthodoxes dénonçant le soutien affiché par le patriarche Kirill.

  1. Dans l’ordre politique et religieux russe 

L’’émergence d’une Eglise orthodoxe ukrainienne est évoquée et dénoncée par Poutine dès octobre 2018, lors du conseil de sécurité russe. Poutine y rappelle que la Russie entend défendre les intérêts des Russes et Russophones ainsi que les intérêts de l’orthodoxie. De son côté, dans une lettre adressée au Secrétaire général de l’ONU, au pape François et à plusieurs leaders religieux, mais aussi à la Chancelière Merkel et au président Macron, le patriarche Kirill dénonce l’immixtion des autorités politiques ukrainiennes dans les affaires intérieures de l’Eglise orthodoxe comme constituant une violation des droits de l’homme, ici de la liberté religieuse.

  1. Dans la politique du Saint-Siège

Le 25 novembre 2013, le pape François et Vladimir Poutine, se rencontrant au Vatican, appelaient à une solution de paix négociée et pour symboliser la communion entre les Eglises catholique et orthodoxe, embrassaient une icône de la Madone de Vladimir. Trois ans plus tard, le chef de l’Eglise catholique rejoignait le patriarche Kirill à Cuba, pour un entretien inédit depuis le schisme de 1054. La Déclaration signée à cette occasion entre les deux responsables religieux, stipulait que «la méthode de l’uniatisme du passé, comprise comme la réunion d’une communauté à une autre, en la détachant de son Eglise, n’est pas un moyen pour recouvrir l’unité », dénonciation réitérée en mai 2018 lorsque le pape reçut au Vatican une délégation orthodoxe russe emmenée par le métropolite Hilarion de Volokolamsk, numéro  deux du patriarcat de Moscou et chef du département des relations ecclésiastiques extérieures. François refusait ainsi le patriarcat à Mgr Sviatoslav Shevchuk, le primat de l’Eglise gréco-catholiques depuis 2011, afin de ne pas déplaire au patriarcat de Moscou.

 

La mobilisation de la diplomatie Vatican depuis l’agression russe a été lente et très en retrait par rapport à d’autres situations antérieures sur lesquelles le souverain pontife sait parler fort et clair. Se perçoivent ici l’envers et les limites de sa méthode. Cette dernière repose sur trois aspects : a) une attitude de dialogue, sous-entendue b) par des relations de confiance ; c) une diplomatie de mouvement, tourné vers le futur et refusant de rester sur des attitudes figées liées au passé. Rencontrant les dirigeants européens, le pape ne revenait pas sur le passé européen et le débat autour des racines chrétiennes de l’Europe mais préférait proposer l’aide concrète des forces catholiques pour lutter contre la pauvreté, éduquer les jeunes européens ou encore se mobiliser en faveur de l’environnement. Même attitude avec la Chine, en signant des pré-accords (en 2018 et renouvelés en 2020) au grand dam de certains catholiques chinois (démission par exemple de Mgr Guo Xijin), pari tout à la fois pontifical et jésuite présupposant qu’un dialogue avec le régime chinois pouvait être fondé en confiance. La liberté religieuse n‘a guère progressé depuis.

Dans le cas ukrainien, le pape a très clairement à la fois privilégié l’espoir de relations à long terme avec le patriarcat de Moscou, et a voulu ignorer les caractéristiques autoritaires et brutales du régime. Les « intérêts » du Vatican, parfaitement définis naguère par Mgr Tauran, sont également sous-jacents à l’attitude suivie : rappelons qu’il y a quelques années, lors de l’annexion de la Crimée, le nonce de l’époque, Mgr Migliore, obtenait de Moscou que l’Église catholique de la Crimée annexée ne soit pas rattachée à la conférence épiscopale russe. Comme dans de nombreux cas au 20ième siècle, la défense des droits humains est articulée à des enjeux institutionnels qui priment. Il aura fallu le déplacement à Malte, les 2 et 3 avril pour entendre une dénonciation à peine voilée de Poutine, puis Boutcha pour un soutien non ambigu du peuple ukrainien, le pape embrassant alors le drapeau ukrainien.

 

Conclusion : l’encastrement du religieux dans la politique internationale entre le diplomate et le soldat

Au regard d’une analyse du facteur religieux et des acteurs religieux dans les relations internationales, le cas ukrainien constitue une illustration intéressante de trois des quatre[8] principales notions que l’on peut mobiliser pour en faciliter l’intelligibilité.

Soft Power : L’université catholique de Lliv est soutenue depuis des décennies par l’une des plus puissantes universités nord-américaines, l’université catholique Notre Dame, à travers l’un de ses instituts, le Nanovic Institute. De même, le chef de l’Eglise orthodoxe ukrainienne, le métropolite Epiphane, a rencontré à deux reprises le Secrétaire d’Etat Mike Pompéo (23 octobre 2019, 31 janvier 2020). Ces deux faits sont des exemples parmi d’autres de l’intérêt porté par les Etats-Unis au fait religieux en Ukraine, et spécifiquement aux forces susceptibles de contrer l’influence tout à la fois russe (université catholique de Lliv qui œuvre à la formation d’une nouvelle élite dans un contexte de « désoviétisation » et orthodoxe russe. L’approche est celle du Soft Power décrit par J. Nye, donc celle d’une capacité d’influence : le vecteur religieux s’inscrit dans une diplomatie d’influence caractéristique de la pensée américaine qui émerge avec l’International Freedom Act de 1998. La politique étrangère nord-américaine entend promouvoir la démocratie, la liberté religieuse est un fondement de la démocratie et donc le soutien à la liberté religieuse et à la diversité religieuse, dans le cadre d’un régime de tolérance à établir ou renforcer, devient un objectif porté par d’éventuelles mesures incitatives.

Guerre Hybride : l’universitaire polonais Pacek la définit ainsi : “A military conflict conducted with the participation of states, international organizations, as well as national and social groups, using available means of combat (from very traditional to the most modern ones), with the participation of soldiers and civilians, started after a declaration of war or without it, conducted with the use of means allowed by law or in violation of law, with a significant share of non-military measures, using economic, political, information and propaganda activities on a large scale, with different and changing objects of attack (states, societies, organizations, or nations), aimed at defeating the opposing party or forcing it to carry out a desired action (behavior”)[9].

Comme cela a été dit, Poutine adopte une conception de la sécurité qui est plus large que la seule sécurité militaire, et l’influence potentielle que revêt l’orthodoxie est utilisée, par le biais de l’association du régime et du patriarcat de Moscou. Ce qui diffère cette approche de celle du Soft Power est précisément que l’utilisation du vecteur religieux s’intègre dans un but poursuivi qui lui est clairement conflictuel et potentiellement militaire. Que ce soit en Géorgie, en Syrie, en Crimée, en Transnistrie ou en Ukraine, ce sont des objectifs de reconquête territoriale et des logiques de déstabilisation qui se lisent, où, comme l’évoque Pacek, l’information (la désinformation) et la propagande (religieuse notamment) sont utilisées. L’orthodoxie du patriarcat de Moscou s’inscrit dans des objectifs qui sont à la fois de « protection » et de « valorisation » culturelles (dénonciation de la « décadence » occidentale et particulièrement de l’Europe de l’Ouest, valorisation des valeurs russes soudées par l’orthodoxie), et s’affirme comme un soutien moral à la fois à l’armée (bénédiction de soldats et d’armes) et au régime (soutien apporté à la guerre contre l’Ukraine). Le patriarcat de Moscou endosse ainsi par délégation mais aussi comme force de proposition idéologique, une co-responsabilité dans les événements en cours.

« Combinaison hors domaines » : dans leur ouvrage La guerre hors limites[10], Qiao Liang et Wang Xiangsui prennent acte de la mondialisation, de l’interdépendance des Etats mais également des domaines d’activités : « La grande fusion des techniques a fourni  un prétexte à l’interpénétration des domaines politique, économique, militaire, culturel, diplomatique et religieux » ( p.62), d’où une observation principale : « Dans ce sens, il n’existe plus de domaine qui ne puisse servir à la guerre et il n’existe presque plus de domaines qui ne présentent l’aspect offensif de la guerre » (p.263). C’est ce que l’on peut constater dans la réponse des Occidentaux à l’encontre de la Russie, où à l’aide de matériels militaires notamment s’ajoutent une batterie de sanctions, d’ordre économique notamment, mais où les domaines et technologiques et scientifiques ne sont pas exclus non plus. S’il existe une mobilisation de leaders religieux, elle est néanmoins dissociée des Etats ou d’un centre de décision politique. Elle ne semble même pas envisagée et en ce sens, il n’y a pas de combinaison hors domaines, au sens où l’emploient les deux stratèges chinois[11].

Gageons que la Chine y réfléchit d’ores et déjà à propos du religieux, dans une perspective évoquée dans le chapitre 6 de leur ouvrage : « porter l’épée au flanc de l’adversaire ».

 

François Mabille

9 avril 2022

 

 

[1] Parmi les références :

Orthodoxie, christianisme, histoire. Ecole de Rome, 2000.

Autocéphalies. L’exercice de l’indépendance dans les Églises slaves orientales. Ecole française de Rome, 2022. (Voir notamment l’article sur l’Ukraine et la contribution de Kathy Rousselet).

L’Eglise orthodoxe russe et la question des frontières. Sainte Russie, monde russe et territoire canonique. Kathy Rousselet. Les Etudes du CERI – n°228-229. Regards sur l’Eurasie- février 2017.

[3] The Ukrainian National Church, Religious Diplomacy, and the Conflict in Donbas, Lucian N. Leustean, Vsevolod Samokhvalov, Journal of Orthodox Christian Studies, Volume 2, Number 2, 2019, pp. 199-224. Published by Johns Hopkins University Press, DOI:, https://doi.org/10.1353/joc.2019.0023

[5] The Importance of the Autocephaly of the Orthodox Church of Ukraine for the Confessional Policy of the Russian Federation in Central and Eastern Europe, Marcin OrzechOwski Uniwersytet Szczeciński, Instytut Nauk o Polityce i Bezpieczeństwie , GrzeGOrz wejMan Uniwersytet Szczeciński, Instytut Nauk Teologicznych, Studia Oecumenica 21 (2021), DOI: 10.25167/so.4474, s. 133–147.

[6] Pour une analyse sur le long terme : Serge Keleher (1997) Orthodox rivalry in the twentieth century: Moscow
versus Constantinople
, Religion, State and Society: The Keston Journal, 25:2, 125-137, DOI:
10.1080/09637499708431772.

[7] The Ukrainian National Church, Religious Diplomacy, and the Conflict in Donbas, Lucian N. Leustean, Vsevolod Samokhvalov, Journal of Orthodox Christian Studies, Volume 2, Number 2, 2019, pp. 199-224

[8] N’est pas traitée ici la Multitrack Diplomacy. Pour une compréhension de la place des religions dans les théories des relations internationales, voir ma contribution « Religions et théories de relations internationales », in : La Sécularisation en question Religions et laïcités au prisme des sciences sociales, Directeurs d'ouvrage: Baubérot (Jean), Portier (Philippe), Willaime (Jean-Paul). Paris, 2019.

[9] Wojna hybrydowa na Ukrainie, Warzawa 2018, p.111, cité par T. Szyszlak, The conflict over the autocephaly of Ukrainian Orthodoxy as an element of the hybrid war, Rocznik Instytutu Europy Środkowo-Wschodniej” 18(2020), z. 3, s. 49-71, page 50.

[10] La guerre hors limites. Paris Rivages Poche – Payot, 2006.

[11] « L’extension du domaine de la guerre est le résultat nécessaire de l’expansion continuelle du champ des activités humaines et de leur fusion réciproque », op. cit., p. 261.

 

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Covid - 19 : vers la société internationale du risque

24 Mars 2021, 11:30am

Publié par francois-mabille.over-blog.fr

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